10 - les douleurs du deuil

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Les chevaux étaient nerveux. La jument grise d'Ash piétinait les herbes de ses sabots en piaffant. 

Il la calma d'une main habile, alors que le Prince Ethel faisait de même devant lui. Les gardes qui les suivaient avaient plus de mal, excepté quelques-uns qu'Ash voyait souvent aux écuries. L'escorte était formée d'hommes de confiance, de bons combattants, mais tous n'étaient pas des cavaliers doués. 

Il soupira discrètement et suivit l'étalon du Prince, qui s'enfonçait doucement parmi les troncs pour déboucher dans une clairière spacieuse, où les rayons du soleil éclairaient la végétation abondante. Les herbes et les fleurs champêtres couvraient le sol d'un délicat tapis odorant et le vent leur apportait aux narines ces belles senteurs. C'était un endroit paisible, chargé de souvenirs tendres mêlés de mélancolie. Quelques oiseaux prirent leur envol alors que les cavaliers avançaient. L'escorte s'arrêta à l'orée, laissant le Prince et son protecteur progresser seuls.

Au centre de la clairière s'élevait une immense pierre de trois mètres de haut. L'une de ses faces avait été polie et aplanie, les rayons solaires faisaient briller les lettres d'or qui la couvraient. Le granit élégant avait été entouré de belles fleurs par dizaines. Le rose, le bleu et le jaune donnaient de la vie à ce monument funéraire. 

Le Prince mit pied à terre devant la pierre et s'agenouilla, laissant sa cape couvrir l'herbe derrière lui. Ash saisit la bride de l'étalon en silence et se posta à ses côtés après avoir attaché les montures non loin. 

Les mains dans le dos, il lut pour la centième fois les mots gravés dans la pierre. 

"Ci-gît Sa Majesté la Reine Jasmine Marielle de Jasulem, épouse du Roi Eirik Olsen de Jasulem, mère du Prince Ethel Nihil de Jasulem et de la Princesse Adeline Naïa de Jasulem. Elle s'est envolée de ce monde mortel pour un jardin éternel où toutes les fleurs murmurent sa beauté ; pas un seul jour les oiseaux ne cessent de chanter dans ce lieu béni où la dame repose"

Ce texte avait été composé à la demande éplorée du sire veuf et cette tombe atypique avait été érigée dans la clairière où la Reine aimait se rendre. De nombreux piques-niques s'étaient tenus sur cette herbe douce, Ethel avait couru vers les bras de sa mère sous les branches du beau saule qui veillait sur la pierre, se balançant légèrement dans le vent. C'était le seul endroit qui convenait à son ultime repos. Ash l'avait brièvement connue et s'en rappelait comme une femme douce et aimante, délicate et fière. Elle lui avait témoigné un peu de sa tendresse à son arrivée, décelant en lui une blessure incurable que l'on appelait le deuil. Il avait nourri beaucoup d'affection pour la Reine, mais ne l'avait jamais considérée comme une mère d'adoption, ce qu'elle n'avait pas voulu devenir ; elle s'occupait de son fils et de sa fille, et l'ami d'Ethel était comme un neveu. Ash avait été évidemment affecté par son décès des suites d'une maladie, mais s'était bien vite repris pour soutenir Ethel et Adeline de son mieux. Il connaissait cette douleur et savait combien elle était profonde. 

Des années plus tard, le Prince venait encore souvent se recueillir sur sa tombe lorsqu'il prenait d'importantes décisions ou en ressentait l'envie. 

L'imminence de ses fiançailles l'amenait une fois de plus devant sa mère, comme pour lui demander conseil. Les lèvres d'Ethel se mouvaient doucement alors qu'il lui parlait à voix basse. Ash refusa d'écouter cette conversation privée et inclina la tête, rendant hommage à la Reine également. Lorsqu'il était enfant, il lui avait fait la promesse de veiller sur son fils ; la Dame avait souri en lui caressant la tête tendrement. 

De longues minutes passèrent dans un silence reposant et solennel. Enfin, Ethel se remit debout et salua sa mère en s'inclinant, avant de remonter à cheval, muet. Un voile mélancolique recouvrait encore ses yeux d'ambre. Ash le suivit et lui porta toute son attention. Le Prince levait souvent les yeux vers les cieux, comme s'il y voyait le visage de sa mère parmi les nuages blancs. Une soudaine fragilité venait alors émailler son charisme naturel. Ash ressentait le besoin impérieux de le protéger, de veiller sur lui comme sur un enfant de sa famille — de sa meute. 

Ils rentrèrent au château au petit trot et Ash suivit Ethel jusque dans ses appartements. Le Prince s'effondra sur un fauteuil de velours du petit salon et poussa un soupir à fendre l'âme. Sa main vint couvrir son visage, cacher ses yeux et ses joues. Ses épaules s'affaissèrent.

— Parfois, j'ai l'impression de sentir sa main sur mon épaule... Sa voix qui murmure à mon oreille... murmura-t-il dans le silence de la pièce. 

Les yeux noisette du Prince se rouvrirent pour plonger dans le vague, brillants et opaques à la fois, perdus dans un monde invisible. 

— Elle me manque.

Sa voix se brisa sur le dernier mot et une perle coula sur sa peau. 

— Elle saurait quoi faire, elle pourrait me conseiller... J'aimerais tellement qu'elle... qu'elle soit... avec moi... 

Les larmes dévalaient à présent les joues du Prince en silence. En une seconde, Ash se trouva en face d'Ethel, accroupi pour placer son visage à la même hauteur que celui de l'héritier. Son regard bleu accrocha celui du Prince en une seconde et ne le lâcha pas, alors que ses mains aux doigts fins venaient essuyer les perles salées sur sa peau. 

— Prin— Ethel... Ne pleurez pas, je vous prie... 

— Elle me manque, Ash... 

— Je le sais, Ethel, je le sais... Un enfant ne devrait jamais perdre sa mère. 

Les sanglots du Prince agitaient ses épaules de soubresauts. A le voir là, si faible entre ses mains, Ash sentit son coeur se serrer. Au fond de son coeur, ce grand Prince était un enfant meurtri... Comme lui, en vérité. Mais personne n'avait réellement été là pour le réconforter. Son père s'était enfermé dans le deuil, sa soeur était trop jeune, et Ash n'avait pas trouvé les mots, encore trop jeune lui aussi. Ethel avait dû endurer cette perte seul ou presque, se relever pour accomplir ses tâches d'héritier avec une image aussi forte que possible. 

Alors, parfois, il craquait. 

N'y tenant plus, Ash vint s'asseoir sur le fauteuil et attira la tête du Prince sur son torse, entourant son corps de ses bras. Ethel passa les siens dans son dos et s'agrippa au tissu, serrant le corps de son seul ami contre lui. Là, lové dans la chaleur familière d'Ash, il laissa les larmes se perdre dans son cou sans plus les retenir. 

Le loup l'enroba d'un peu de son aura, inconsciemment, juste pour le réconforter. Il la laissa couler sur le corps du Prince, l'envelopper dans un cocon rassurant. Peu à peu, alors que la main d'Ash passait et repassait dans ses cheveux, Ethel se calma. Son respiration ralentit, son coeur aussi et il inspira avant de se dégager de cette étreinte fraternelle. 

— Je suis désolé, soupira-t-il en passant sa main sur son visage. Je ne devrais pas me permettre de faillir à ce point.

— Tu as le droit de pleurer ta mère, Ethel, lui répondit Ash avec douceur, se permettant le tutoiement pour cette fois. Surtout que personne n'est là pour te juger. Tu es chez toi, dans tes appartements, alors si tu veux pleurer, fais-le. Cela fait du bien, crois-moi. Il ne faut pas se retenir d'exprimer sa douleur. Cela finira par te dévorer de l'intérieur. 

— J'avais oublié que toi aussi, tu connais cette douleur, sourit faiblement le Prince. 

Ash se rembrunit légèrement et se redressa, semblant vouloir échapper au sujet. Mais Ethel poursuivit doucement.

— Ash, je sais que je peux tout te confier, et l'inverse est vrai. Le fait que je sois le Prince ne doit pas être un obstacle. Tu ne m'as jamais parlé de ton enfance, avant que tu ne viennes vivre au palais. Je sais que tu as vu des choses qui t'ont marqué et en parler t'aiderait peut-être. Puisque nous sommes seuls tous les deux, pourquoi ne pas—

— Je t'en parlerai un jour, Ethel. Crois-moi. Mais pas maintenant. 

Le Prince ne parut pas vexé et sourit. 

— Comme tu veux. Je te fais confiance. Tu sais que tu peux tout me dire.

"Non, Ethel, non, pensa Ash douloureusement. Je ne peux pas tout te dire."

Le prince et le loup (finie)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant