Chapitre 21 Début de soirée

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Tantine était une jeune femme passionnée. Elle avançait dans la vie par bonds d'amour. Parfois c'était un homme qui partageait son existence, le plus beau, le plus grand, le plus fort, le plus intelligent jusqu'à ce qu'elle le rejette parce qu'il n'était peut-être pas si beau, si grand ou si fort que ça. D'autres fois, c'était une lubie qui occupait toutes ses pensées. Par exemple, le tricot l'avait absorbée quatre mois pleins, et toute la famille avait été couverte de laine. On vit même Plix encombré de mini-moufles déambuler dans la maison en levant haut les pattes.

En ce moment, Nadine s'était amourachée d'un livre de cuisine sur les gâteaux et elle ne quittait plus son tablier et ses maniques. Elle avait encore tenté une de ses recettes aujourd'hui et essayait de réunir tout son petit monde dans le salon pour la dégustation. Il faut dire que personne ne se faisait prier, car si Nadine n'était pas une tricoteuse hors pair, elle semblait par contre être un véritable cordon-bleu. Toute la famille avait donc les papilles en émoi ce soir devant l'énorme gâteau au chocolat couvert de lamelles de poires tendres qui trônait au milieu de la grande table. Une odeur doucereuse et mielleuse flottait dans la pièce. Thys, tout en engloutissant sa part, veillait à sa chemise et se méfiait des taches de chocolat.

C'est à ce moment que Plix et Electric firent leur entrée. Le pauvre chat, le poil hérissé, sautait partout en miaulant sa détresse, poursuivi par un chien exalté, exhibant une grosse langue baveuse. Dans sa déroute, Plix fit un bond sur la table et accrocha de ses griffes le napperon central. Alors valdinguèrent verres en cristal et tasses de porcelaine, la belle vaisselle de famille que Tantine avait sortie pour faire honneur à son chef-d'œuvre. Des cris de protestation jaillirent. Thys recula à temps pour esquiver le jus de raisin qui déferlait d'un verre estropié. Cependant Electric, gauchement mais avec beaucoup d'ardeur, avait lui aussi atteint le sommet de la table et s'était propulsé à la suite du chat. Sans hésitation, il prit le chemin le plus court, se gardant d'éviter les obstacles, et piétina allégrement le reste de gâteau. Il glissa dans la crème chocolatée, puis pédala sur place deux ou trois pas, avant de sauter sur Thys. Il se servit du garçon comme tremplin pour mieux rejoindre le sol.

Le jeune Éther avait eu le réflexe de reculer vivement en voyant le chien lui foncer dessus, mais il fut bien moins prompt que l'animal qui eut encore le temps de lui lécher la joue avant de poursuivre sa course folle après le chat terrorisé. Thys se sentit bouillir. Ses mains, soudain, devinrent brûlantes et le grésillement caractéristique ne tarda pas à se faire entendre. Grésillement qui retentit simultanément à divers endroits du salon et Thys remarqua alors que les paumes de son père étaient auréolées d'un léger voile bleu et que celles de grand-père Ano se crispaient comme pour retenir une force qui naissait au cœur de ses poings. Les yeux clairs des trois Éthers se scrutèrent puis la tension s'apaisa et les mains se détendirent. Le chat et le chien avaient déserté les lieux et l'on entendait le bruit de leur passage dans le reste de la maison. Tantine s'éclipsa bien vite à la recherche de son animal. Thys, catastrophé, contempla sa tenue : le pantalon beige était marqué de deux empreintes marron bien nettes et d'un gros pâté boueux, la manche droite de sa chemise était enduite d'une pellicule chocolatée et baveuse.

— Ce chien va retourner illico à la SPA, hurla Anthony qui montrait d'une main rageuse le salon dévasté.

— Qu'est-ce qu'elle avait besoin d'une telle bête, la gamine ? désapprouva Grand-père Ano, dont les yeux contrariés avaient pris la teinte gris acier des mauvais jours.

— Quel gâchis, quel gâchis ! répétait Sylvie en ramassant les débris de verre et en contemplant la table.

Thys, l'éveil des Ostendes  (Tome I) [ Terminé ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant