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    Mon esprit vagabonde, couchée dans mon lit, les yeux fixés sur le plafond. Julien organise une dernière soirée avant de rentrer dans le sud. Voilà une semaine que je n'ai pas touché au cannabis. La dernière fois m'a rendue bien trop mal. Ma descente fut rude, très rude. Quand l'illusion se dissipe, il est difficile de ne pas craquer. Maman entre dans ma chambre.
     - Tu rentres à une heure, comme d'habitude.
Je pouffe silencieusement, si seulement elle savait.
     - D'accord.         
    - Tu m'appelles si il y a quoi que ce soit.
    - Tu veux qu'il se passe quoi ?
    - Je sais pas, il y a des fous partout.
Et il y a des gens assez fous pour ne pas remarquer la douleur pourtant évidente de quelqu'un. Maman se méfie sûrement de l'enlèvement, ou je ne sais quel pêché, mais ce qu'elle ne sait pas, c'est qu'il y a beaucoup plus simple. Car chaque soir je meurs, un peu plus, mon corps se consume, s'évapore. Et elle est tellement persuadée que je suis la fille parfaite avec un dix-huit de moyenne générale, qui boit de l'Ice Tea avec des personnes de mon âge. Ou peut être que maman a juste peur des représailles. Peut être qu'elle redoute seulement la façon dont on l'aurait considérée si on lisait un article dans le journal avec pour titre « Une mère laisse sa fille de quatorze ans sortir toute seule, cette dernière fut retrouvée morte dans une cave voisine ». Combien de fois j'ai entendu « Imagine ce qu'on va penser de moi si il t'arrive quelque chose ! ». Mais maman ne sait pas. Maman n'a pas conscience que le jugement serait d'autant plus terrible quand tout le monde apprendra que j'ai sombré dans mes vices parce qu'elle m'a abandonnée.
    Elle sort de ma chambre. J'ouvre mon tiroir et fouille dans mon porte feuille. Il ne me reste que vingt euros. Mon argent brûle en quantité indénombrable. Je manque de blé pour subvenir à tous ces besoins qui me coûtent une fortune. Comment gagner plus ? Je n'ai pas l'âge pour travailler, mes parents ne peuvent non plus me donner ce dont je nécessite.
    Je suis assise sur la banc. Julien a apporté une bouteille de champagne. Il est presque vingt heures et le ciel devient sombre. Les ténèbres s'emparent de l'atmosphère et de mon esprit. Le sourire des autres me rend malade. J'ai envie de leur dire, de leur dire à quel point la vie est dégueulasse, que le bonheur n'est que fantaisie et qu'il disparaît d'un moment à l'autre sans rien laisser. J'ai envie de leur dire qu'ils se préparent à souffrir comme ils n'ont jamais souffert parce que c'est justement après le bonheur que la douleur est vive et intense. Et je suis surtout jalouse. Je suis jalouse de la gaîté des autres. Je crève de jalousie parce que moi, personne ne me demande jamais si je vais bien. Personne ne m'a jamais vraiment écoutée ou conseillée. Je suis victime de mon libre arbitre depuis le viole de mon père, depuis que j'ai compris que le monde n'est pas ce qu'il semble être. À six ans et demi j'avais déjà réalisé trop de choses. Et toutes ces songes s'entassent, depuis ces huit dernières années, des réflexions destructrices s'y ajoutent, et font de ma vision un enfer. Je ne veux plus de bonheur, je ne veux pas sourire. Je veux juste arrêter de souffrir. Je veux juste pouvoir calmer ce fardeaux sans avoir recourt au poison. Je veux pouvoir respirer sans me torde de douleur, sans ces milliers d'éclats de verre qui s'abattent sur la totalité de mon corps, qui s'enfoncent à chaque battement de cil.
     - Gaëtan vient vers quelle heure ? Je demande
    - Il a dit qu'il vient quand il a fini le travail, me dit Julien avec une voix pâteuse.
    - Ça m'aide pas.
    - Écoute  je sais pas vraiment, ça dépend si il vient en stop ou pas.
     Tandis que l'alcool emplit mon système, mes pensées varient, de sujets à l'autre. Je me rends compte à cet instant précis que seule la drogue peut me rendre heureuse. Seuls ces effets psychologique me maintiennent en vie. Je n'ai plus envie de rien. Plus envie de personne, plus envie de sexe, plus envie de me nourrir. Je ne fais qu'alimenter des addictions. J'ai toujours cru être forte mais à cet instant je ne le suis pas. J'observe alors cette bande d'amis. Ces amis de la vingtaine d'années alors que je n'en ai que quatorze. Ces amis qui ont été là, ces amis qui m'ont ramassé à la petite cuillère suite à ma rupture avec Maël. Après réflexion, Maël avait été la seule chose réelle dans ma vie. Il a été la seule chose qui m'ait apporté tant de bonheur et de réalité.
     - Gaëtan va arriver.
    En attendant que notre bande soit au complet, je continue de siffler mes canettes de bières qui n'en finissent plus. Le liquide s'entasse dans mon estomac, ralenti mes neurones. Une voiture me sort de mes songes alcoolisées. L'auto s'engage dans le petit chemin qui mène à notre banc. Je vois Gaëtan au côté passager, et un autre homme au volant. Ils échangent quelques mots avec Julien et repartent en marche arrière.
     - Ils  vont juste faire demi tour, dit Juju.
    - Ils  ont de l'alcool ? Mon corps parle à ma place.
    - Je sais pas, sûrement.
Les deux hommes nous rejoignent. Jordan me fait la bise, et me présente alors ce mystérieux homme. Il est beau. Très beau.
     - Raph, enchanté.
    - Salut, moi c'est Mia.    
Sa joue, au contact de la mienne, me fait un électrochoc. Je suis si troublée, par cette voix, par ce corps, par ce sourire. Raph représente mon idéal masculin, un homme mur, grand musclé, yeux bleus, cheveux châtains. Suite à cette succession de songes, je perds l'équilibre.
     - Attention  ! Toi t'as trop bu, me dit-il.
    - On  boit jamais de trop, répondis-je.
    - J'aime  pas, j'aime trop ! Il éclate de rire.
Je prends tout de même la décision de me rasseoir. Tandis que la soirée s'écoule, le monde autour de moi prend une toute autre ampleur. La vie devient soudainement fade, triste, comme si un élan de pensées obscures prenait possession de mon âme. Comme si le souvenir de Maël resurgissait parmi mes songes les plus enfouies, parmi les songes indicibles qui pèsent si lourd dans mon cœur. La lumière des lampadaires de Lutzelbourg me rappelle la tendre époque avec Flora et Corentin. Ces douces soirées d'hiver où toute obscurité devenait invisible, où le sourire collé sur mon visage n'était pas superficiel. Mon âme a été prise d'assaut par des démons encore plus forts que le diable lui même. Des démons qui me suivent nuit et jour, sans répit, sans cesse, ils tournoient dans ma tête avec leur jacassement. Accablée de douleur, la vie n'a plus de goût, plus de couleur, Maël et Flora en étaient ce décodeur. Ils me permettaient de voir les soit disant belles choses de la vie, qui disparaissent de jour en jour, d'heure en heure. Et tout ça parce que j'ai perdu les deux seuls êtres qui me permettaient de respirer. Les deux seules personnes qui me permettaient de voir l'existence du bon côté. Ma vie, mon corps, mon âme toute entière se décime sous l'effet de ces drogues néfastes qui pourrissent mon quotidien. Et malgré ma conscience des choses, je suis assez triste, je suis assez seule pour ne voir que ces échappatoires, un peu comme si la lumière au fond du tunnel n'était pas de la lumière mais un surplus de désespoir des plus sombres que l'on puisse.
     - Ça va ? Me demande Raph
    - Oui  ça va. 
    - J'ai vu ton fond d'écran de téléphone, tu aimes le foot ?
    - Oui, je joue au Racing Club de Strasbourg en U18.
    - Génial ! Je suis impressionné, vraiment !
    - On me dit souvent ça.
    - Putain, une fille qui fait du foot, on en croise pas souvent en tous cas ! Et sans être indiscret, tu as quel âge ?
    - J'ai l'âge que tu me donnes.
J'ai tendance à ne pas donner mon âge. Je laisse les gens décider de cela. S'ils me donnent quatorze ans, j'en aurais quatorze, comme je peux en avoir vingt-et-un. J'ai toujours été en avance par rapport à ma génération. À mes dix ans on m'en donnait souvent quinze. Et lorsque les gens de mon âge faisaient leurs premières soirées, non alcoolisées, je fumais et buvais avec outrance. À ce jour je perd beaucoup de relation à cause de mon âge, Maël en est un exemple. Il en avait dix-sept, j'en avait quatorze et pour lui c'était trop. Alors maintenaient mon âge n'est plus dans mes critères.
     - Hum, je dirais vingt-et-un ans
Jordan pouffe de rire. Il écoute notre conversation.
     - Quoi ? Elle a plus ?
    - Oh que non, fit Jordan en me lançant un regard complice, je lui rends un sourire.
    - Dix-huit ans ?
    - Moins.
    - Dix-sept?
    - Toujours pas.
    - Non  c'est pas possible, rit-il
    - Elle a quatorze ans, dit Jordan.
Raph me regarde avec tendresse, et malgré cette douceur, je lis une sorte de férocité dans son regard, comme j'ai pu lire dans le regard de Jérôme. Ce regard d'attirance, de besoin physique. Cette alchimie que je dois également dégager.
     - En tous cas tu es juste magnifique, dommage que tu n'aies pas mon âge.
Je pense comprendre cette ellipse.
     - Pourquoi tu as quel âge toi ?
    - Tu me donnes combien ?
    - Je dirais vingt-quatre, comme tout le monde ici.
    - J'en ai vingt-huit!
C'est pire que ce que j'avais imaginé. C'est à ce moment que j'ai compris qu'aucune aventure ne serait possible avec ce bel inconnu qui m'attire de plus en plus. Mes espoirs se consument d'autant plus quand il fait mention de sa femme et de ses quatre enfants.
    Malgré ces différences, la soirée continue son cours, il est bientôt une heure.
     - Au fait Raph, tu pourrais me ramener chez moi ? Tout le monde n'a pas la chance d'avoir le permis.
    - Oui miss, pas de problème, dis moi quand tu veux y aller. Par contre j'ai un peu bu alors j'espère que c'est pas très loin.
    - C'est la ville d'à côté.
    - Ça marche.
    Je continue de boire, encore et encore. Mon horizon ne dessine désormais plus de ligne concrète, il est instable, je le vois tournoyer. Mes yeux sont rouges et explosés, mon haleine est un mélange de vodka et de bière et mes pommettes sont rose pétant. C'est comme ça que je m'aime. La vraie Mia c'est celle la malgré tout...
     - Je vais te ramener tu n'as pas l'air bien.
    - D'accord.
Je fais la bise à tout le monde et repars aux côtés de Raph. Je monte dans sa voiture et il démarre le moteur. Et soudainement Gaëtan ouvre la porte – ce qui m'effraie – et s'installe à l'arrière.
     - T'as ce qu'il faut ?
Je n'ai aucune idée de ce qu'il se passe.
     - Oui, faut juste trouver un endroit discret, on peut aller où dans votre village ?
    - Vas y démarre je te montre.
Nous nous engouffrons dans les entrailles de Lutzelbourg. Nous arrivons dans un endroit sombre, non fréquenté. Raph sort alors deux tout petits sachets de cellophane ou est stocké une poudre blanche. À cet instant, mon cœur bourdonne. De la cocaïne. Suis-je assez désespérée pour sombrer dans les vices de la drogue dure ?
     - Désolé Mia, tu vas rentrer un peu plus tard.
Je suis bien trop obnubilée pour répondre. Raph sort une boite de CD de sa portière, il prend une carte bancaire et un billet de vingt euros. Il laisse tomber la poudre qui s'écroule en petit tas blanc sur la boite. Mon hiver atteint désormais son comble. Après la fumé blanche qui sortait de ma bouche, voilà la neige qui s'abat sur mon esprit. Malgré mes réticences, une adrénaline enivrante me pousse à atteindre ce stade, pour combler ma tristesse.
     - C'est quoi les effets, dit alors ma curiosité.
    - Tu vas pas planer, ça c'est sûr. Tu vas juste être bien réveillée,  et tu vas être plongée dans une euphorie pure, me répondit  Gaëtan, par contre, ne dis rien à mon frère.
    - Je dirais rien, ne t'en fais pas.    
Raph pousse la poudre avec la carte, jusqu'à ce qu'elle forme un trait blanc. Il roule le billet comme une paille et me tend le tout.
     - Honneur aux femmes.
    - Je suis pas sûr...
    - Allez vas-y, ça peut que te faire du bien.
    - Je sais pas Raph.
    - T'es une chochotte ou quoi ?
Je ne supporte pas ce genre de provocation. Je prends la boite de CD sur laquelle est déposé le rail. Mes mains tremblent, mais mon cerveau crève de désir. Je veux être heureuse, ne plus sentir cette tristesse qui me rend vide, qui me rend puéril. Je colle donc la paille à mon nez, et renifle la fée blanche. Ça pique les sinus.
     - Alors ?
    - C'est cool, dis-je.
La soirée continue dans la voiture. Après deux autres rails, je la sens. Je la sens prendre le contrôle de mon corps, je la sens m'envahir, comme ma tristesse autre fois. Maintenant je comprends vraiment. Je comprends les alcooliques, je comprends les drogués. Cette sensation est tellement douce, tellement apaisante. Alcool et cocaïne me font oublier mon père, le harcèlement au collège, ma famille absente, Maël... tout est superficiel, plus rien ne me fait mal, plus rien ne peut aller à l'encontre de cette euphorie débordante. Je sens mon cœur battre plus vite et plus fort que la normal, je mets ma main sur ma poitrine. Je sens cette acharnement, mon organe cogne ma cage thoracique avec frénésie.
     - C'est normal, me dit Raph.
Il prend ma main et la pose sur sa poitrine. Son cœur est tout aussi excité que le miens.
     - C'est  la coke.
    - Je m'en doutais.
Les douces vapeur de la vodka mélangées à ce bonheur indicible me rendent amnésique. Mon corps tout entier est plongé dans une autre dimension ; le temps se fige, là, sous mes yeux. Les heures ne sont que poussière, l'illusion me frappe de manière irrévocable, une béatitude indescriptible qui continue de s'accroître, chaque minute, chaque seconde. Mon cerveau baigne dans un délice intense, une folie douce ; l'adrénaline fait trembler mes membres et la vie prend un autre sens. Et si j'étais née pour ça ? Et si depuis mes premiers pas, j'étais destinée à suivre ceux de mon père, à devenir comme lui. Maman aurait tellement honte de moi. Elle qui, incessamment, me fait comprendre sa répugnance pour ce genre de personnes. Que dire ? Que faire ? Comment appeler à l'aide avec une honte qui s'accroche à chacune de mes larmes, avec cette appréhension qu'elle ne comprenne pas. Qu'elle ne comprenne pas que je ne fais pas tout ça de temps en temps, en soirée pour être « comme tout le monde », mais que mon besoin est réel. Ma peine est immense et bel et bien là, elle ne cesse de vouloir être comblée avec ces vices qui me torturent. Et malgré tout ça, j'aimerais le lui dire. J'aimerais qu'elle sache, qu'elle me comprenne, qu'elle m'entende. J'aimerais qu'elle se rende compte de toutes les fois ou j'étais assise, a côté d'elle, totalement épave, et qu'elle n'a rien remarqué. J'aimerais qu'elle se rende compte que je sens l'alcool et le cannabis à dix kilomètres à la ronde. Que mes pas n'étaient pas décisif à cause de ma défonce, que toutes les fois ou elle m'a tenu les cheveux quand je vomissais, ce n'était pas une intoxication ou une gastro-entérite mais une overdose de whisky. Je veux qu'elle sache car j'ai besoin d'aide, et personne n'entend mon appel. Je ne pourrais jamais m'en sortir toute seule, justement parce que je suis seule. Je n'ai personne à qui parler de mes addictions, je n'ai pas de mère, pas de père, pas de meilleur ami, je n'ai rien. Et je n'ai pas la force. J'ai pas la force d'affronter ces dépendances physiques qui font de moi une âme vide, sans valeurs.
     - On y va ?
    - Oui s'il te plaît.
Il est deux heures quarante et une. Et j'ai besoin de réfléchir à tout ça.
    Gaëtan ne nous accompagne pas. Pendant le trajet du retour, je discute avec Raph, de ses enfants, de sa famille, de sa situation. Nous parlons de tout et de rien, en échangeant des sourires de temps en temps.
     - T'as un regard magnifique, me dit-il.
    - Merci c'est gentil, fis-je, tu peux t'arrêter là, je n'habite pas loin.
    - Ça marche miss.
Raph coupe le moteur.
     - Tu fais quoi là ?
    - J'aimerais que tu me montres un truc.
    - Quoi ?
    - Tu vas devoir payer ce que tu m'as pris.
    - Tu déconnes j'espère ?
Il me regarde fixement. Je ne sais que faire face à cette situation. Il détache alors sa ceinture, ses mains effleurent ma cuisse, ce geste me donne des frissons, mais des frissons de peur. Papa. Cet homme est en fait le portrait de papa, ce regard, ce corps, cette nuit... Raph remonte le long de ma jambe, il arrive en haut de mes cuisses. Il se penche doucement vers moi, son souffle est chaud et fétide. Je m'écarte alors de son emprise.
     - Il faut vraiment que j'y aille.
    - Tu vas pas me laisser comme ça, se plaint-il.
Je pose ma main sur la poignée de la portière. J'entends soudainement un gros clac qui résonne dans toute la voiture. N'a-t-il donc pas fait ça. Je tente d'ouvrir la porte. Elle est bien fermée.
     - La coke c'est pas gratuit ma belle.
    - Raph arrête j'ai peur.
    - Mais non...
    - Ouvre cette putain de porte ! Je crie.    
Je pars, sans rien dire, en claquant la portière, sans même me préoccuper de mes pertes d'équilibre ni même des larmes de peur qui ruissellent sur mes joues.

Un coeur sur la vitreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant