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Nous sommes en décembre et je suis en vacances. J'ai continué à voir monsieur Parrieux. Il a même conscience de ma consommation de cocaïne, mais personne ne sait ce qu'il se passe réellement ces soirs là. Les cours ont repris depuis plusieurs mois, et durant ces mois j'ai vu mon état se dégrader. Je dors trois heures par nuit, je ne mange presque plus rien, je me gave des médicaments de maman, d'alcool et de cocaïne. Aujourd'hui je suis vraiment mal. Je n'ai pas bougé de mon lit. J'ai des vertiges, la nausée et des maux de tête incessants. J'ai conscience que mon train de vie de me tue, mais c'est grâce à tout cela que je suis encore en vie.
Tu fais quoi ? La sonnerie de Raph me réveille. Rien et toi ? Je suis allongée dans mon lit, encore en pyjama. Un triste samedi de décembre. Je dois être folle. Les virées avec Raph sont souvent épuisables. Des allers et retours à Strasbourg, des quartiers dangereux en plein milieu de la nuit, et sans compter notre consommation de substances illicites. Raph est un parasite. Une sorte de virus qui semble me faire du bien, mais ne fait que me détruire.
⁃  Allô ?
⁃  Ouais t'es où ?
⁃  Chez moi pourquoi ?
⁃  Viens au parking derrière le bureau de tabac, on est là.
«On » ?
⁃  OK, deux minutes.
Merde je suis pas habillée, pas maquillée et pas en forme en plus. Je me lève mais me rassoie dans la seconde. Mes membres ne sont plus capables de supporter le poids de mon corps. Voilà quarante huit heures que je n'ai rien avalé. Ma tête bourdonne, ma respiration est saccadée et j'ai la nausée. C'est comme si mon corps projetait mon mal être intérieur. Comme s'il était rongé par ma dépression. J'attrape mon pantalon et l'enfile. Il est noir et moule mes jambe, je l'aime bien. Je mets mon pull jaune moutarde que Mamé m'a acheté. Ma seconde tentative pour me relever est la bonne, même si j'ai l'impression d'avoir couru quatre-vingt-dix minutes. Je mets une touche de mascara et lâche mes cheveux. J'ai de belles boucles aujourd'hui. Je suis contente d'enfin les accepter. Je mets ma veste.
⁃  Tu pars ? Demande Lola.
⁃  Oui.
Je claque la porte. J'envoie un message à maman Je vais chez Julia, je ne sais pas à quelle heure je rentre. Et je me dirige vers le parking.
         Effectivement, il n'y a pas que Raph. Il y a son frère, Franck et sa belle sœur, Marie. Je monte à l'arrière avec Raphaël.
⁃  Salut, fis-je.
⁃  Salut, me répond Marie avec un sourire.
Raph me dit alors :
⁃  On va à Strasbourg, c'est un truc avec des jacuzzis, des chambres, on pourra s'amuser.
⁃  C'est quoi ?
⁃  Un club échangiste. Mais t'es pas obligé de... t'échanger.
⁃  Putain t'es fou, mec j'ai quinze piges !
⁃  Chut ! Tais-toi, ils le savent pas.
⁃  En plus j'ai mes règles.
⁃  Oh non ! Pourquoi tu me l'as pas dit ?
⁃  Je le fais maintenant.
C'est un mensonge. Je n'ai pas mes règles.
⁃  Mais ça ne t'empêche pas de me faire plaisir.
Il ne recule vraiment devant rien.
         Après trois quarts d'heure de voiture, nous arrivons à Strasbourg. Je ne suis même pas angoissée à cette idée, malgré les attentats de la semaine précédente. Nous nous engouffrons dans les ruelles sombres de l'Elsau. Nous arrivons sur un parking, avec plusieurs groupes de personnes, tous habillés en noir, avec un joint à la main. Raph donne deux billets de vingt euros à Franck et lui demande trois boulettes. Franck sort de la voiture et pénètre dans un des groupes de voyous. Il revient avec avec trois petits sachets bleus. C'était de la cocaïne. Il redémarre à la recherche d'un endroit discret. Pendant ce temps, j'avoue passer un bon moment. Raph et moi chantons a plein poumon en rigolant. Je suis tellement attachée à lui.
⁃  Là c'est bien, donne la coke.
Franck dispose la poudre sur une boite de CD et l'écrase avec une carte bancaire. Pendant ce temps, Raphaël roule un billet de cinquante euros de manière à former une paille. La boite arrive alors à moi, quatre rails y sont disposés. Je prends celui de droite, il m'a l'air plus épais que les autres. Je colle le billet à ma narine gauche et renifle cette douceur brûlante. Je passe la boite à Raph en reniflant grossièrement. Je ferme les yeux et savoure ce picotement. J'avais pourtant réussi. J'ai été sevrée quasiment tout le mois de septembre. Mais je ne me suis pas sentie revivre. On m'a dit que tout irai mieux, que de mes restes était née une nouvelle personne. Maman l'exhibe. Elle a dit au proviseur de mon lycée que j'ai vécu une renaissance, que tout va mieux, mais c'est encore pire. Je suis pourtant prête à tout pour que ça change mais maintenant je sais que même sans tout ça, la vie m'a dans le collimateur. Et même quand tout semble aller mieux, même si un semblant de bonheur se fait ressentir, je suis délibérément convaincue qu'il n'existe pas à partir du moment où l'on entre dans ce monde, même si on en sort.
         Je suis seule avec Raph. On est dans la chambre de sa mère, allongé sur son lit. Lui une clope à la main et moi ma bière. Je suis à mon cinquième rail, et je suis bien.
Il passe son bras autour de ma taille et fourre sa tête dans mes cheveux. Son souffle me chatouille la nuque. Sa main parcoure mes cheveux bouclés.
⁃  Je trouve tes cheveux tellement sexy. Ça te donne un air sauvage.
Il se jette à mon cou et dévore ma chair. Sa langue effleure ma peau. Ses dents pincent mon épiderme, je sens son souffle devenir de plus en plus intense. Sa main touche mon entrejambe. Une fois de plus, je n'ai pas envie. J'aimerais simplement rester là, couchée, à siroter ma bière. Je n'ai pas envie de Raph. La première fois, c'était différent. Je n'avais pas vraiment conscience de cette trop grosse différence qui nous liait réellement. J'aimais juste me confier à lui, passer du temps avec lui et me défoncer à ses côtés. Ce n'est pas une personne que je désire sur le plan sexuel. Mais ai-je vraiment le choix ? Avec tout ce qu'il m'offre, toute la coque, tout l'alcool. Je me sens, d'une certaine façon, obligée de lui payer tout ça.
Il retire violemment mon pull et se jette sur mes seins. Il dégrafe mon soutien-gorge d'une seule main. Ses mains moites me répugnent.
⁃  Tu m'excites tellement, dit-il entre deux coups de langue sur mes seins.
Comment pourrai-je l'exciter alors que je ne réponds à aucunes de ses avances ? Est-il excité à l'idée de baiser quelqu'un qui n'en a pas envie ? L'odeur de tabac et de bière affreuse que sa bouche dégage remonte à mon nez. Ses yeux vitreux me regardent.
⁃  Bouge-moi ton gros cul.
Je bouge grossièrement, sans aucune classe.
⁃  J'aimerais essayé un truc, allonge toi sur le dos.
Je m'exécute.
⁃  C'est le genre de truc que je peux pas faire avec ma femme...
Il prends un des sachets bleus, et dispose de la poudre sur mon ventre, en dessous de mon piercing au nombril.
⁃  Ne bouge plus. Regarde, je vais même pas l'écraser, je vais la prendre comme ça.
Il aspire la coke et lèche le reste. Après s'être taper son rail, il me lèche la bouche. Je sens l'amertume de la cocaïne, j'aime tellement ce goût. Il masque le goût horrible de ses lèvres à lui.
         Il est vingt-deux heure. Nous avons encore une heure de route jusque Lutzelbourg, et nous ne sommes pas prêts de rentrer. Raph m'a laissée seule dans la chambre de sa mère. Je me rhabille doucement. J'ai l'impression de manquer de forces. Je sens ma tête tourner, ma respiration est irrégulière. J'ai l'impression de n'être qu'un corps dépourvu d'âme. Raph avait encore une fois fait l'usage de mon corps sans mon autorisation, et je m'étais accoutumée à cette sensation d'objet. Raphaël m'avait préparé un rail avant de extirper vers la cuisine. Je prends ma sixième ligne.
         Je rejoins Raph dans la cuisine, et Marie en fait de même. Tandis qu'ils parlent de choses qui ne m'intéressent guère, je pose ma tête sur la table. Je suis accablée d'une fatigue qui est à la limite de l'insupportable. Ma tête tourne et mon cœur cogne mes côtes avec frénésie. J'avais promis à maman que j'allais mieux. Je lui avais promis d'endiguer celle que j'étais. Je regarde fixement mes chaussures. Je n'entends même plus les voix autour de moi. J'ai peur. J'ai peur de ne jamais pouvoir me débarrasser de celle que je suis, celle qui s'est attachée à moi. J'ai peur parce que j'en ai pas envie. Je suis bien dans cette Mia là. J'ai honte du regard des autres, quand ma famille, mes amis découvrirons que je ne suis qu'une junkie qui en a rien à foutre des autres. Parce qu'au fond c'est ce que je suis. Je suis condamnée à être comme mon père. Personne ne sait qui je suis vraiment mis à part Raph et monsieur Parrieux. Et quand tout le monde aura compris, ce sera sûrement les deux dernières personnes à mes côtés. Les deux et seuls hommes qui peuvent réellement me sauver.
⁃  Tu veux qu'on y aille ?
Raph me sort de mes songes.      
⁃  Oui s'il te plaît.
Je dis au revoir à Marie et nous sortons de l'appartement. Comme à notre habitude, nous parlons, rigolons, chantons... la complicité que je partage avec lui me fait tellement bien. Il n'y a pas que du négatif dans cette relation. Raph est toujours là pour me conseiller, pour m'écouter et même pour sécher mes larmes. Par moments nous échangeons quelques sourires. Comme je l'aime. Je l'aime d'un amour presque paternel. Je vois en lui ce père que je n'ai jamais eu. Je trouve en lui cet amour que mes parents n'ont pas su m'offrir, en fait, il ressemble à mon père, dans tous les sens du terme. Sur le plan sexuel, émotionnel... j'ai peut-être trouvé la raison qui me rattache tellement à lui. Je pose ma tête sur la fenêtre embuée. Je dessine un coeur sur la vitre.


         Inlassablement le vent souffle à travers mes cheveux. Il siffle cette douce mélodie à mes oreilles, ce son rassurant, presque maternel qui  me rappelait systématiquement l'air marin. Loin de ma vie, loin du monde, loin de tous ceux qui font de mon quotidien, une véritable brume irrespirable. Ces simples regards, accompagnés d'insultes même parfois, voire de bousculade si l'envie les prenait, forment petit à petit une tumeur en moi. Mes pas sont lents, mes pas son hésitants. Je pourrais courir, courir jusqu'à la sortie de la ville, du pays, du continent. Je voudrais voler loin, par delà le vent, m'ouvrir à de nouveaux horizons, m'offrir la chance de mener une vie simple, sans me préoccuper de ce que demain me réservera. Juste vivre. Et non survivre. Une voiture passe, puis une autre, et encore une. Un oiseau déploie délicatement ses ailes en mouvement répétitif tout en chantonnant des airs de campagne, des airs de folie. Un chien aboie, bruyamment, lorsque je passe près du portail. Je ne m'effraie même plus. C'était dont cela. J'étais résumée à m'écraser, comme destinée à la désillusion et à ce dont  j'avais toujours redouté : être contrainte de respirer sans même avoir envie de vivre.
         Une petite insulte à droite, un petit coup de coude à gauche. Tout ces gestes jetés, ces futiles guérillas, ces discrets élans de méchanceté qu'ils manipulent avec tant de grâce, tant de perfectionnement que l'on se demande presque si cet instinct qui les pousse chaque jour à émettre cette haine sont innés. Je m'enlise. Profondément. Dans cette rancune, dans cette douleur que chaque mot, chaque regard ne faisaient qu'accentuer. Je périssait dans cet océan, doucettement, portée vaguement par la violence des flots, l'intensité des vents. Chaque jour nouveau était un ouragan naissant, d'un degré différent, tous un peu plus forts les uns des autres. Je me les approprie. Je commence, doucement, irrévocablement à vivre au dépend de mes ravisseurs d'âme. Sous l'œil intrépide de ces personnes qui conçoivent la seule chose capable de m'anéantir. Je l'ai atteint, le néant. Depuis bien longtemps. À partir de l'instant où je compris que rien n'est assez puissant pour les faire réagir. Comme condamnée à errer sans trajectoire parmi les êtres naissants morts, qui survivent sans aucune vie, qui sont, tous contraints à respirer sans un seul atome d'espoir auquel se raccrocher.
         Horizon vespéral débordant, inondation de pensées déclinantes, l'ivresse de la tristesse me gagne peu à peu, chaque seconde, une parcelle de mon corps est dévorée par  cette peine incontrôlable, dévastatrice, n'ayant pour seul but de mener à néant toute forme de vie. Submergée par ce paroxysme, je n'ai que d'autre choix que de vivre dans cette aire glacière, dans ce monde hiémal, condamnée à la froideur éternelle d'une âme désolée. Sous l'emprise d'une douleur si intense qu'il en est à se demander si c'est bel et bien réel. Le ciel étoilé semblait avoir tellement à m'offrir ; paix, sérénité, bonheur peut être qui sait. L'appel du vide, l'appel du soulagement, l'appel de la mort. Mon système ne s'oriente que par delà cette idée éliminatoire, qui serait seule guérisseuse de son chagrin. Mais a-t-on véritablement le choix ? Sommes nous tous destinés à souffrir de notre être, sans pouvoir réagir ? Certains y échappent, en abandonnant, en disparaissant, mais d'autres abandonnent tout en restant vivant. C'est ce que j'ai fait, moi.
         Vide.
         Comme la carafe d'eau sans contenant, sans utilité. Privée de ses fonctions primaires ; remplir et remplir, inlassablement, passer d'une main à l'autre, détenir toute sorte de boissons. Et ce jusqu'à ce qu'elle se brise, jusqu'à ce qu'elle tombe au sol, ses composants volant en éclats vacillants le long du carrelage, des morceaux d'envergures différentes, si petits, si anodins, avec la douce ferveur dangereuse, périlleuse. Le genre d'outil servant à ôter l'âme des péripéties de la vie, chaque particules de verre en léger contact avec le poignet, puis un torrent rouge, glacé. Une entaille profonde causée par un trop plein de peine sûrement. Chaque veine se déversant lentement le long de la main, le long des doigts, le cœur ralentissant, des battements de moins ne moins forts. Une vie que l'on prend. Encore.
         La sonnerie raisonne. Mes yeux cernés scrutent les couloirs à la recherche d'un exutoire. Ne pas croiser leurs regards. Je baisse la tête et je m'emmitoufle dans mon écharpe, animée par cette rancœur. Mon corps s'écrase sur ma chaise de cours. Je sors une feuille et un stylo puis je pose ma tête sur la table. Mes pensées fusent. Le cours de mathématiques se déroule sans aucune attention de ma part. L'esprit vide, débordant, des tonnes de questions me font perdre la tête. Emprisonnée dans ma douleur, je n'ai d'autres choix que de périr de ma peine. Mon cœur saignant, mon esprit aurait-il un penchant pour la mort, pour l'extinction de mon âme ? Brisée depuis des années, je ne sais même plus ce qui me raccroche à cette horrible froideur qu'est ma vie.
- Mia, tu n'es pas ici pour dormir ! S'exclame le professeur.
J'entends des rires discrets, des chuchotements. Je me redresse. À quoi bon me retourner. Je fixe le mur en face de moi. J'aimerai être un mur. Dépourvue d'esprit, de pensées et surtout de douleur. Si j'étais un mur, je m'effondrai probablement sur des personnes. J'arracherais leurs vies comme ils m'ont privé de la mienne. Le genre de mélodrame qui fait réfléchir, le genre d'accident où l'on irait presque comprendre le mûr, ayant implosé de ses souffrances. Au fond, c'est une métaphore intéressante. Me comparer à un mûr. Finalement c'est tout comme puisque mon cœur en avait la même composition. Mais parfois, j'ai l'impression qu'il renaît des ses composants. Et dès lors que je le sens battre à nouveau, c'est pour me submerger d'une indicible douleur émotionnel. Comme ce que l'on appelle communément un Bad Trip. J'en ai fait un une fois. On ne peut pas faire d'overdose de cannabis, mais notre corps peut atteindre des limites si l'on en abuse de trop. Et c'est ce qui m'était arrivé. Et franchement, je ne souhaite cette expérience à personne. C'est le sentiment le plus insupportable qu'il soit. C'est comme si, durant un laps de temps, l'esprit ressentait toutes les peines du monde, en même temps. Tout devient alors insupportable, le monde, les gens, la vie. Une douleur du cœur, perpétuelle. C'est ce que je vivais à mes jours les plus sombres. Cela pouvait durer des heures, voire même des semaines. Je suis étroitement atteinte d'une sévère dépression, de crises suicidaires majeures et qui pourrait vraiment y remédier ? Eux, lui, moi ? Sauf qu'il n'existait plus, ce moi. Et depuis bien longtemps. J'ai perdu chaque parcelle de mon âme, dans leur haine et dans tout ce que la vie m'infligeait, continuellement. On m'avait arraché à ma propre existence. Et les lacunes de ma conscience ne font qu'obstruer mes raisons de vivre. Elles deviennent de plus en plus pauvres, de plus en plus minces, sans intérêt, quasiment inexistante. J'étais constamment effrayée en voyant ces sentiments intérieurs déchiqueter tout ce qu'il me reste, tout ce qui me rattache à tout ça, la seule infime parcelle qui me gardait en vie.
           Il fait nuit quand je rentre à la maison, une canette à la main. l'alcool est devenu mon seul havre de paix, cette seule lueur noire au milieu de cette obscurité haletante et constamment présente. J'ai beau la prier, l'implorer, la supplier de me laisser ne serait-ce qu'une minute de répit, elle me méprise, me serre plus fort encore. Elle m'observe d'un air moqueur, fière de ce qu'elle avait accomplit. Elle est toujours plus forte. Parfois elle dort. Puis elle se réveille, encore plus intense que la veille.

Un coeur sur la vitreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant