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   Le viole est un sujet sensible que l'on sous estime de trop. Il devrait être puni comme le meurtre car au fond, c'est un assassinat d'une vie entière. Que ce soit à six, dix ou vingt-ans, on se souviendra toujours de tout, dans les moindres détails. Chaque seconde de cet instant reste gravé à vie dans l'âme. Voilà huit ans. Huit ans et tout est intact. Je ne peux passer une seule journée sans penser à cette nuit dont les détails resurgissent chaque fois que je suis seule avec moi-même. J'aimerais me libérer de cette nuit, me libérer de ces cauchemars. En fait, j'aurais surtout voulu qu'il ne fasse jamais ça.
         Voilà trois mois que je vois Raph. Les autres n'en savent rien. Ni même monsieur Parrieux. Raph et moi avons tissé un lien fort, un lien de danger, un lien de plaisir. Nous savons pertinemment que notre relation est interdite, mais nous sommes liés. Je n'ai jamais eu de plus beau cadeau que Raphaël. Il est tout mon univers,  ma seule raison de vivre. En réalité, on ne se voit que pour boire ou sniffer. On ne se voit qu'au beau milieu de la nuit, lorsque je sors par la fenêtre de ma chambre pour rejoindre cet homme. Il est minuit et quart et je l'attends. Je l'attends, seule, dans ce parking désert. Et peu importe les conséquences, avec lui je me sentais en vie. Je n'avais pas d'âme sœur mais lui avait la sienne. Cette pauvre femme impuissante face à l'infidélité de son homme. Je pense alors aux enfants de Raph, ses enfants qui l'attendent, alors que lui est avec moi et moi seule. Au fond, nous n'y pouvons rien, nos corps s'attiraient, encore plus que nos dépendances. Mon alcoolisme se nourrissait de sa présence, et pour moi c'était comme une évidence. Mais à quoi bon s'obstiner, on se donnait à la mort pour quelques minutes de plaisir, pour planer et échapper aux Martyrs. Mais nos douleurs sont trop profondes alors c'est comme ça qu'on creuse nos tombes. Je ne sais pas exactement où cette relation nous mène mais je sais que, en soit, elle m'est mortelle. Bien que je m'étais considérablement attachée à Raph, quelque chose avait changé.
         Je le vois arriver, je vois les lumières de sa voiture, mon cœur trésaille. J'entre.
⁃  Salut princesse.
⁃  Salut.
Il me regarde fixement.
⁃  Tu es vraiment magnifique
Je me demande réellement ce qu'il peut me trouver. Mis à part le fait que jamais de toute mon existence je ne pourrais le trahir. Raphaël était bien trop important pour moi. Il m'a presque sauvée, pas de la bonne manière certes, mais il empêche mon cœur de saigner. Je vois en lui ce père, cette présence masculine, dominante que je n'ai jamais eu. Tout ce que l'on s'est confié lui et moi, ces secrets que nous avons partagé. Toute la cocaïne ou l'alcool dont j'ai tiré profit gratuitement. Ou pas si gratuitement en fait.
         Nous roulons, à la recherche d'un endroit discret. Comme toujours.
⁃  Ici c'est bien, dis-je.
C'est une sorte de parking isolé entre deux petits villages. Nous sommes à quinze minutes de Phalsbourg. Ma mère ne sait même pas que je suis là. Elle doit me penser dans mon lit, à dormir profondément. Comme j'aimerais pouvoir rêver. Comme j'aimerais ressentir cette euphorie de la nuit, comme toutes les personnes normales. Mais mon être me pousse à me confronter au danger, mon corps a besoin de sa dose d'adrénaline.
         Raph ouvre la boite à gants et je sais déjà ce qu'il cherche. Je sais déjà ce qu'il va préparer, et, à vrai dire, je pourrais même citer tout le déroulement de cette soirée. Nous sommes dans une routine. Une routine palpitante, avec des soirées toujours plus excitante, même si au fond, rien ne change. Raph me tend la boite de CD avec le rail. Je suis habituée maintenant. Je ne laisse plus aucune boulette, je prends tout du premier coup. Je lui tends la boite, il prend son rail aussi.
⁃  J'en ai pas beaucoup par contre.
⁃  Il te reste quoi encore, dis-je avec inquiétude.
⁃  Je pense qu'on peut encore en faire trois. On prend tout maintenant et après on ouvre le bouteille de vodka, comme ça on sentira pas la descente.
Raph me jette un coup d'œil des plus bouillants qu'il soit. Je lis l'envie et l'alchimie dans ses yeux.
Il me donne mon dernier rail d'aujourd'hui. Je le savoure, j'essaie de vivre cette sensation au ralenti. Mais en quelques secondes, la boite n'est déjà plus entre mes mains.
⁃  Putain elle sent l'essence !
⁃  Ça c'est bon, c'est le kérosène.
⁃  Pardon ? Tu sais ce que c'est ? T'es au courant que c'est ce qu'on met dans le réservoir des avions hein ?
⁃  Mais ne t'inquiète pas, tu trouveras pas de drogue plus douce que la coke.
⁃  Mon cul ouais. Putain tu me fais sniffer de l'essence Raph, de l'essence merde !
⁃  C'est la meilleure que tu puisse trouver celle là, elle provoque aucune dépendance.
J'ignore alors cette altercation et je me concentre sur la substance qui envahi mon corps. J'observe autour de moi, mes pensées fusent et mon âme se perd dans cette drogue.
⁃  T'as passé une bonne journée ?
Je ne sais que lui répondre. Je sens alors mes yeux se troubler. Même la cocaïne n'arrive pas à masquer cette évidence. Maintenant je pleure, je pleure de toutes mes forces. Raph me prend dans ses bras.
⁃  Lâche-toi, ça ira mieux après.
Sauf que ça va jamais mieux. Je suis épuisée, je suis fatiguée mentalement d'affronter tous ces regards et ces insultent. Je n'ai plus la force de me lever le matin pour confronter tous ces cauchemars qui font de ma vie un véritable enfer. Je n'arrive plus à supporter tout ce poids qui ne fait que crouler sur mes épaules. Ces aléas me détruisent physiquement, et pourtant je n'arrive pas à appeler à l'aide.
⁃  Ça va, ça va, dis-je d'une voix brisée de larmes.
⁃  Tiens, bois.
Il me tend une bouteille de vodka. En m'alliant à Raph j'ai épousé le néant. Je me suis reposée sur des fondations toxiques, qui ne font que détruire ma vie, mais qui me sauvent de la noyade.
⁃  Je sais comment te remonter le moral.
Il commence alors à me toucher. Il me touche les jambes, les bras, le cou. Je n'ai plus la force de faire le moindre mouvement. Il m'embrasse le cou, langoureusement. Je sens son haleine fétide. Je ne peux pas entrer dans son jeu comme je ne peux l'en empêcher. Il me dit des choses que je n'écoute même pas.
⁃  Raph j'ai pas envie.
Il pose sa main sur ma bouche et continue. Il lèche mon cou et descend jusqu'à mes seins.
⁃  Raph arrête, dis-je d'une voix presque inaudible.
Il passe sa main entre mes cuisses et touche grossièrement mon entre jambe. Il prend ma main et la pose sur lui. Je n'ai pas envie. Il me serre alors, et se frotte contre ma main, qui reste immobile. Sa bouche se joint à la mienne et sa langue chaude et gluante entre en contact avec mes lèvres. J'ai envie de vomir. Il déboutonne son jean. Non Raph je t'en supplie. Tout mais pas ça. Il baisse son pantalon tout en me touchant fermement. Il m'attrape derrière la tête et tire mes cheveux. Des larmes coulent sur mes joues.
⁃  Tu me fais mal.
Ma voix n'est plus qu'un chuchotement. Il emmène ma tête à son entre jambe. J'essaie de lutter mais il est bien trop fort pour moi. En un rien de temps il est en moi, dans ma bouche, au fond de ma gorge. Je me retiens pour ne pas vomir. Je pleure toujours. Il serre mes cheveux, il fait des mouvements de va en viens entre mes lèvres. Je donnerai tout pour que cela s'arrête. Je ne me comprends pas et je ne comprendrais jamais. Je sais pertinemment ce qu'il se passe quand on se voit. Ça doit être la sixième fois, septième peut-être. Mais je me suis tellement attachée à l'alcool et à la cocaïne gratuite.
         Il est quatre heure du matin. Je vais en cours dans trois heures. Raph ne dit plus un mot. J'ai atrocement mal à mon entre jambe lorsque je me rassois sur mon siège. Une fois de plus, nous l'avons fait. Il l'a fait. Mon clitoris me brûle. Raph roule, et il me dépose devant chez moi.
⁃  Tu m'appelles, dit-il.
Il m'embrasse, je ne lui rends pas son baiser. J'ouvre la porte et pousse un petit gémissement face à la douleur qui me martèle toujours. Je rentre. Le parquet grince, mais je n'y accorde aucune importance. Je me dirige vers la salle de bain. Le corps mou et avec l'allure d'un zombi, je déambule. Mes pieds, fatigués du poids de mes fardeaux s'écrasent avec lourdeur le long du bois clair des escaliers. La maison entière baigne dans le noir. Je me surprends à heurter à plusieurs reprises les mûrs blancs, bercée par cette ivresse, par ce mouvement incessant que me procurent mes vices. Comme sur une caravelle, tendrement secouée par le va et vient des vagues. Et, en m'arrêtant devant le miroir, je remarque finalement que je ne suis qu'une épave. Abhorrée par ce reflet de moi-même, je me retrouve pourtant bloquée sur cette image fade. Mes couleurs ont disparu, mes yeux semblent mourir, ma peau a perdu sa douceur. Cet amour propre et cette ambition que tant de fois j'avais loué et mis en avant, toutes ces qualités faisant de moi une personne joyeuse, heureuse se sont bel et bien évaporées. Un écoulement laminaire, incontrôlable, coule le long de mes joues. Un long sanglot, silencieux, violent, poignant, une infinité de larmes, aussi tranchantes que des lames. Cette vision d'horreur fait naître en moi un sentiment d'exécration si intense qu'il me semble mourir de haine à cet instant. Ma main frêle prend place sur ma bouche entre ouverte afin d'empêcher mes pleurs de s'étoffer. Depuis mes onze ans, j'étais vouée à vivre accompagnée de cette solitude. Je suis destinée à n'avoir pour seule compagnie cette chose capable uniquement de noircir tout ce qui m'entoure. Vivre de ma dépression est mon seul et unique combat. Je retire lentement mon pull en laine. Une légère trace violette loge sur mon omoplate. Mon bras est recouvert de rougeur, de la main de Raph. Mon cou est emplit de sa salive. Je baisse mon pantalon, j'entraîne ma culotte. Je pleure. J'ai mal. Le tissus est un peu rouge, j'ai du saigner, comme d'habitude. Je me regarde, nue, frêle, démunie. Je vois Raph derrière moi, m'embrassant le cou, caressant mes seins. Je suis complètement tétanisée. Je ferme les yeux et détache mes cheveux. Je vois son visage s'engouffrer dans mon cou, ses mains parcourant mes cotes, allant de ma poitrine à mon bas-ventre. Je commence à sangloter. Un torrent chaud coule sur mon visage, mes yeux prennent immédiatement une couleur rouge, berçant le noir de mon mascara qui coule. Cette vision d'horreur me hante. Chaque fois que j'aperçois ne serait-ce qu'une microscopique parcelle de ma peau, je vois Raph, comme un poison ayant envahit chacune de mes cellules somatiques. Je me glisse doucettement sous le jet d'eau. La chaleur coule lentement le long de ma peau, je baisse la tête. J'observe mes jambes, mes pieds et je vois cet océan noir se déversant. Je prends un gant de toilette, j'y dépose une énorme poignée de gel douche et je frotte. Je frotte partout. Mes mains frêles, mes poignets, mes bras squelettiques, mes cuisses, mes genoux, mes pieds. Je persiste le nettoyage sur mon visage, particulièrement ma bouche. J'appuie très fort, je fais des mouvements de va et viens brusques, sans aucune délicatesse. J'essaie tant bien que mal de retirer sa salive, les particules de son corps, son haleine, lui. Après que ma bouche me semble un peu moins sale, je m'attaque à la partie ultime de mon corps. La partie qu'il a sûrement détruit pour toujours. La partie qui est gravée à jamais de son exhibitionnisme, de son œuvre. Je prends une grande inspiration. Je regarde un instant mes jambes, qui son rouge, irritées. Je pleure. Mais la douche masque cette évidence. Je ferme les yeux. Je dirige lentement le gant vers mon bas ventre. Je grimace. Je lève la tête au ciel cette fois ci. Toujours les yeux fermés. Je prie quelque chose dont j'ignore même l'existence. Je me rapproche toujours un peu plus de l'endroit fatidique, l'apogée de ma douleur. L'incontinence de mes larmes. Je serre les dents. Je fronce les paupières. Puis je me lance. Je souffre. J'ai mal. Dans tous les sens du terme. Je pleure. Je sanglote. J'appuie de toutes mes forces. Le savon me pique, le gant me déchire. Mais je dois le faire. Je dois tacher d'enlever cette saleté, détruire ce qu'il a laissé. Je frotte avec frénésie. Pendant quelques minutes. Je suffoque. Après dix minutes, je rouvre les yeux. Je dirige lentement mon regard vers mon supplice. Je laisse tomber le gant dans une marre de sang. Le liquide rouge coule lentement le long de mes jambes. Je m'effondre. Je suis allongée sur le sol de ma douche, la joue écrasée contre le carrelage, le jet me frappe le dos. Que puis-je y faire ? Ses actes sont là, gravés minutieusement dans mon épiderme. Il recouvre tout mon être. Je suis lui. Je suis Raph. Je suis ce qu'il fait de moi, et je le serai toujours. Je réalise qu'en fait, tout ça restera à vie dans mes souvenirs. Je réalise que je repenserai toujours à ces nuits, peu importe ce qu'il se passe à l'avenir. Je suis emprisonnée par mon passé, ces flash-back me tiennent en otage. Captivée par ces idées qui me hanteront jusqu'à la fin de mes jours, durant la totalité de ma vie, aussi longue soit elle. Je pleure encore plus fort. J'aimerai hurler. J'aimerai pouvoir appuyer sur un bouton, et effacer tout ça. Je voudrai avoir le pouvoir doublier ces sensations, ces images, ces cauchemars, ce début de vie, toujours plus chaotique. J'enchaîne les traumatismes, tous plus puissants et intenses que le précédent. Ils entrent en moi, et se loge dans mon esprit où ils dirigent chacune de mes pensées, chacun de mes gestes. Tout est dicté par cette inhibition atrophique. Comment se détacher d'une emprise aussi imprégnée de mon être ?

Un coeur sur la vitreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant