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    Trois heures cinquante. J'avais l'habitude. Je restais là, des nuits entières devant la télé qui parle dans le vide infernale que Maël avait laissé. J'avais l'habitude de me tourner et retourner dans le canapé pour trouver le sommeil, pour trouver un moyen d'apaiser cette douleur qui brûle en moi. Rien ne change jamais. C'est toujours le même verre de vodka bon marché sur la table basse en bois, toujours les mêmes présentateurs prétentieux et inintéressants qui animaient la pièce. Cette pièce, ce salon, ces rideaux rouges, ce canapé en cuir beige, ces coussins turquoise, tout était inverse de mon état d'esprit. Il y a bien longtemps que ces nuits m'ont éteinte, en même temps que les lumières de la maison, en même temps que tous ces gens qui s'endorment paisiblement et se réveillent avec gaîté. Je ne sais plus ce que c'est. Je ne sais plus ce que c'est que de se sentir bien. Mes gorgés s'accumulent autant que les chagrins quotidiens que je peine à sortir. J'ai l'air forte. J'ai l'air de pouvoir tout combattre. Mais une fois dans ce salon, dans l'obscurité de quatre heures du matin, ma solitude baigne mon cœur d'une ambiance répugnante voire insupportable. Mais j'ai l'habitude.
J'ai l'habitude de ne recevoir aucun message me demandant si je vais bien, ou alors personne avec qui passer mes samedis soirs. Tout est irrévocablement douloureux, et tous mes efforts semblent transpercer mon âme. Mon âme pourtant si belle autrefois. Si généreuse, si chaleureuse. J'étais le genre de fille à apporter de la lumière à n'importe quelle journée. Je dessinais des sourires sur les visages les plus tristes. J'étais comme ça. Mais à force de trop donner, j'ai fini par me perdre moi même dans ce que j'offrais continuellement aux autres. J'ai trop donné sans recevoir et je me suis vidée de mon être. Je m'enferme dans ce gouffre sans fin, vide de lumière, vide d'espoir qui continue de gagner mon esprit. Chaque seconde, une parcelle est dévorée par ce chagrin incontrôlable. Un cancer. Un cancer émotionnel où la joie ne parvient pas. Ne parvient plus.
      - Sortez vos livres de géographie !
Un peu de chaleur. Monsieur Parrieux était mon radiateur. Ma seule source de douceur humaine depuis des mois.
     - Nous allons parler de l'influence de la France dans le monde, allez à la page trente-huit.    
Julia n'est pas très bavarde. Elle a beaucoup rigolé avec Anaïs ce matin, quant à moi j'étais là, à les regarder, à envier Anaïs d'être aussi attrayante, et aussi aimée. Mais j'ai la sensation que perdre Julia ne sera pas si douloureux que ça finalement. Les jours défilant, je me rends compte que je ne comptais pas tant que ca pour elle, que je n'étais presque rien. Je la perds, petit à petit. Je préfère y être préparé, de la sorte, que de ne plus avoir de nouvelles du jour au lendemain.
    L'heure de géographie s'éternise. Ma jambe est accablée de spasme incessants. Je me surprends souvent à me perdre dans mes pensées, à fixer un coin de table ou un carreaux du sol pendant de longues minutes. Déchirées entre mes voix intérieures, ma concentration se détériore, comme une personne atteinte d'ADHD. Je sens régulièrement le regard de monsieur Parrieux sur moi, mais je n'ose pas poser mes yeux sur lui. J'ai tellement peur qu'il voit à quel point je suis à bout de souffle, j'ai peur qu'il voit la mort me talonner, me hanter, être on ne peut plus présente sur mon épaule, prête à frapper. Prête à m'ôter ce que je ne possède même plus, une simple vie qui ne vaut pas la peine d'être vécue.
    Après la sonnerie, le bruit des cahiers, des trousses et des chaises animent la salle.
     - Mia, viens me voir s'il te plaît.    
J'observe Julia, elle me regarde avec mépris puis elle part rejoindre Anaïs. Je me retourne ensuite vers Zoé. Elle me sourit et chuchote.
     - Ca va aller.    
Je me dirige lentement vers le bureau du professeur et nous attendons d'être seuls.
     - Ca  ne va pas fort en ce moment ?
     - ...
     - J'ai eu beaucoup de réunions ces derniers temps, j'ai donc du annuler nos rendez-vous...Tu as cours là ?
     - Non j'ai terminé.    
     - Je te souhaite tout de même une bonne fin de journée.
Je pars sans rien dire. Je sais qu'il me regarde. Je m'arrête sur le seuil de la porte et sans même me retourner je dis.
     - Merci.
     - Merci  pourquoi ? demande-t-il.    
     - Pour  tout.    

L'obscurité envahit peu à peu ma chambre. La nuit tombe, et j'aime cette période hivernale. La nuit me berce, tendrement. J'aime la nuit, mais la nuit ne m'aime pas. Mon cœur bat, de plus en plus lentement, mes yeux errent à travers la pièce à la recherche d'un peu de chaleur. Je ne sais pas exactement si j'ai simplement besoin de huit heures de sommeil, de bras dans lesquels pleurer ou juste trois rails de coque. Les secondes passent et passent et je vois mes démons prendre place autour de moi. Leurs rirent résonnent et se coulent en chaque lueur. Mon cœur se ment, mon corps se meure. Chacune de mes cellules ne demandent que ça. Mon être entier s'acharne, en cherchant le moindre objet, la moindre situation propice à son extinction. Rejoindre les étoiles.
Trois heures du matin. Je me réveille en sursaut, je suis trempée de sueur, mon cœur frappe avec frénésie. J'ai à peine le temps de comprendre que je me retrouve à courir dans la maison en direction des toilettes. Je m'accroupis devant le WC et j'attends. Je me tords de douleur, j'ai l'impression que mon estomac se désintègre. Des nausées de plus en plus violentes m'animent, des sons stridents sortent de ma bouche tant cette douleur est intense. Mon thorax est pris de spasme et j'évacue ce qui me fait tant de mal. Entre deux hauts le cœur, je cherche le numéro de maman sur mon téléphone et je l'appelle. Je me concentre pour ne pas vomir pendant ce laps de temps. Sa voix endormie me répond.
     - Oui ?
     - Tu peux venir à la salle de bain s'il te plaît...
     - J'arrive.         
A peine raccroché, je replonge ma tête dans la cuvette. Maman arrive derrière moi et me tient les cheveux tout en me massant le dos. Je vomis encore.
     - Bah dis donc.    
Après quelques minutes, je me redresse enfin. Maman observe la cuvette. C'est assez gênant. Je me dépêche de tirer la chasse. Maman regarde dans le vide. J'essaie d'articuler.
     - Qu'est ce qu'il y a ?
Je dois puer le vomi.
     - Tu as mangé des tomates ou quelque chose de rouge ?    
     - Euh  non, j'ai mangé des pâtes pourquoi ?
     - J'ai cru voir du sang. Ça doit être un aliment qui n'est pas passé.   
     - Sûrement.         
Elle me tend un verre d'eau. Ça me fait du bien.
     - Je suppose que tu ne vas pas aller en cours demain.    
     - Je vais voir, je laisse quand même mon réveil, et j'aviserai selon  mon état.    
     - D'accord, appelle moi si il y a quoi que ce soit.    
Maman retourne se coucher. Je reste là, sur le parquet de la salle de bain. J'en somnole presque. J'ai besoin de dormir. Ça peut arriver à tout le monde de manger quelque chose d'avarié. Et malgré quelques petites crampes persistantes de mon estomac, je retourne me coucher.
Au petit matin, je me réveille, ma douleur est toujours là. Ça ne peut pas être une gastro puisque j'ai faim. Mais je préfère ne pas prendre le risque d'aller au lycée. Je vais prévenir maman.
Je retourne dans ma chambre, pour me reposer. Après quelques minutes maman me rejoint.
     - Mia, il faut que je te parle.    
     - Oui ?
     - On va déménager.
     - Encore ?
     - Oui, mais pas dans le village d'à côté, comme les neufs dernières  années.    
Il est vrai que j'ai beaucoup déménagé. Après avoir fait plusieurs appartements à Mulhouse, nous sommes venues en Moselle suite à l'histoire avec Papa. Puis nous avons fait Phalsbourg, puis Lutzelbourg, puis Phalsbourg encore.
    - Ou ça alors ? Si tu me dis dans le sud je fugue.    
     - Très drôle, elle sourit, on va retourner sur Mulhouse.    
Je ne dis rien. J'aime cette nouvelle. Je veux tellement quitter cet endroit, quitter cet environnement toxique.
     - Je veux me rapprocher de chez Papé et Mamé. J'ai eu la réponse pour ma mutation. On déménage dans un mois.    
     - C'est carrément bientôt !
     - Justement, si tu vas un peu mieux, tu peux commencer tes cartons aujourd'hui.         
Elle sort de ma chambre. Je m'écroule sur mon matelas et j'essaie de réaliser. Je vais quitter le lycée. Enfin. Je vais tout quitter, Raph, Maël, tout le monde.

Un coeur sur la vitreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant