Degenerate Kings - Le vampire de Tregarta

Où elle danse ✓

Quand le taxi les dépose, Shiloh pense d'abord qu'il s'est trompé. Elle, qui avait imaginé une boite tendance et bruyante, ouverte jusque tard dans la nuit, ne voit que la devanture de ce qui ressemble à un pub tout ce qu'il y a de plus banal. Avec ses fenêtres arrondies sur le dessus et ses portes en arches, le bâtiment semble vieillot, et même les tables qui sont posées devant la bâtisse, et où cuvent quelques fêtards, sont dans le plus pur esprit camping.

— Ne te laisse pas abuser par son apparence, lui chuchote Elijah en la poussant à l'intérieur.

De dedans, le bâtiment n'est pas moins vétuste, mais il transpire de celui-ci comme une aura de magie. La piste, au milieu, est envahie de danseurs, et les nombreux fauteuils rétros qui entourent de petites tables tout autour de celle-ci, ne sont pas moins remplis.

En passant près du bar, Elijah fait signe à la barmaid, une grande femme mince aux très courts cheveux roses. Il lui présente ses deux mains ouvertes, les ferme une fois, puis les rouvre, semblant indiquer qu'ils sont une vingtaine. Puis il réfléchit, en ajoute cinq de plus, réfléchit encore et hausse les épaules, présentant cette fois ses paumes vers le haut.

La femme semble comprendre, parce qu'elle lui fait signe d'avancer vers le fond de la salle. D'un mouvement, elle attire l'attention d'un homme au gabarit impressionnant qui, après avoir confirmé d'un signe de la tête, les accompagne jusque dans un salon VIP.

Le salon n'est séparé de la salle que par de minces cloisons à demi-transparentes grâces auxquelles les invités de marque peuvent profiter du bruit et de l'ambiance autant que n'importe qui dans la boite. Les fauteuils sont en revanche plus rebondis et propres. En moins de 10 minutes, tous les invités les ont rejoints et les bouteilles de champagne se sont multipliées sur les deux longues tables basses autour desquels ils sont réunis.

Cette débauche de luxe ne plaît pas beaucoup à Shiloh, et quand Jed et Elijah quitte le salon VIP pour rejoindre la scène ouverte, elle est tentée de s'éclipser. Avant qu'elle n'ait pu faire un pas, cependant, elle est rattrapée par Nora, un verre de champagne à la main.

— Ils vont revenir, t'as pas besoin de les suivre. Ils vont juste payer une partie de tout ça.
Et elle désigne d'un geste ample l'endroit où elles se trouvent.

Un homme métis que Shiloh a repéré dans les coulisses pendant le concert mais avec qui elle n'a pas eu l'occasion de parler en loges, s'approche par derrière et enlace la batteuse de ses longs bras maigres.

— Laisse-là aller, Honey. Elle doit avoir envie de profiter un peu du concert. Elle n'a pas pu le faire avant.

Ce n'est pas faux, c'est même carrément vrai. Pourtant, son intention était davantage de sortir du bar que de profiter de ce surplus de concert.

— Laurel Blackwell, se présente l'homme en détachant un bras du ventre de Nora pour lui tendre la main.
— Shiloh-
— Delauney. Je sais, ajoute-t-il avec le sourire le plus chaleureux que Shiloh ait un jour eu l'occasion de croiser.

Tout en cet homme dégingandé, respire la gentillesse et la bienveillance. De ses yeux aux paupières tombantes donnant l'impression qu'il vient de se réveiller, à son sourire amical.

Quand la musique commence à sortir de l'ampli relié à la guitare de Jed, Shiloh détache ses yeux du regard couleur ambre de l'homme et les laisse couler jusqu'au groupe qui joue à quelques mètres de là. Il a raison, elle meurt d'envie d'aller les écouter.

— Vas-y, lui lâche Nora, les yeux pétillants de malice. Ça leur fera plaisir de te voir en profiter.

Shiloh ne sait comment le prendre. C'est à croire que tout le monde a grillé son côté fan. Tout le monde sauf Elijah. Et il est indispensable que ça reste ainsi.

— Je l'accompagne, ajoute Laurel en embrassant une dernière fois Nora avant de s'en décrocher.
— Amuse-toi bien, moi j'ai assez donné pour ce soir.

Shiloh regarde les amoureux à tour de rôle, se souvenant de la fureur de Nora au sujet de Victoria. Une Victoria un peu trop intéressée par Laurel. Celle-ci remarque son air pas rassuré et se met à rire.

— Pas d'inquiétude. Je ne me transforme en dragon qu'en présence de petites idiotes briseuses de couple. Aller, allez danser avant qu'il ne soit trop tard. Ou que je change d'avis, renchérit-elle avec un clin d'œil avant de s'écrouler dans un fauteuil, au côté de Feargus.

Il y a encore du monde sur la piste, mais plus autant qu'à leur arrivée. Les garçons chantent, accompagnés de leurs guitares et, si certaines personnes ont continué à danser sans leur prêter attention, la plupart se sont regroupées au pied de l'estrade qui fait office de scène et se trémoussent devant eux.

Shiloh et Laurel les rejoignent et si, au début, ils accompagnent les dandinements alcoolisés, rapidement, l'homme lui tend sa main et l'entraîne dans une danse beaucoup plus énergique. Malgré ça, il lui laisse tout le loisir de regarder les chanteurs, leur tournant lui-même le dos à plus d'une reprise, et Shiloh se surprend à adorer l'expérience. Elle se déhanche, profitant d'une vie qu'elle ne côtoie en général même pas de loin, quand son regard est attiré par un visage qui lui semble familier.

Une adolescente danse auprès d'elle, un appareil photo à l'air coûteux barloquant à son cou. Parfois, elle s'arrête net, prend quelques photos de la scène ou des danseurs et puis reprend ses mouvements.

Elle va l'intercepter, lui attraper le bras, se rapprocher et la regarder de plus près, peut-être lui parler, quand les garçons annoncent qu'ils s'arrêtent. La foule encore présente les acclame et Shiloh ne se fait pas prier pour donner aussi de la voix, oubliant en une seconde l'existence même de la jeune fille. Elle remarque qu'Elijah l'a vue et elle en rajoute en le fixant dans les yeux, espérant qu'il prenne ça pour une provocation amicale.

De retour dans le salon privé, Shiloh s'effondre dans le premier canapé venu. Il est un peu plus de 4 h et elle est épuisée. À sa plus grande surprise, Elijah s'assied à côté d'elle. Ils échangent quelques mots, Jed s'installe avec eux, se joint à la conversation. Elle sent ses yeux se fermer, ça va être tellement dur de se dégotter un hôtel à cette heure ridicule.

Quand elle les rouvre, elle découvre qu'elle a bavé sur l'épaule du chanteur. Et si elle a pu y baver, c'est parce qu'elle s'y est endormie. Et qu'il ne l'a pas repoussée.
En redressant la tête, elle voit Jed s'éloigner avec la fille du taxi. Sa démarche est mal assurée. Elle se surprend à espérer qu'il se protège quand il se tape des groupies, puis se demande à quel moment son admiration s'est transformée en affection fraternelle.

Un rapide coup d'œil à son téléphone lui apprend qu'elle a dormi moins de 5 minutes, ce qui explique que sa fatigue soit toujours aussi présente.

Quand Elijah se tourne vers elle, elle n'est pas surprise de ressentir une forme de reconnaissance quant au fait qu'il ne se soit rapproché d'aucune groupie ce soir, et elle se demande pourquoi l'affection qu'elle ressent pour lui n'est en rien similaire à celle qu'elle éprouve pour Jed.

Elle n'a pas conscience qu'aux yeux des autres, c'est elle qui passe pour la groupie dont il s'est rapproché.

— Tu sais où dormir ce soir ?

Elle secoue la tête, regrette immédiatement son geste en la sentant tourner et articule juste un non.
Il se met debout, la pousse à s'allonger et lui demande de l'attendre le temps qu'il mette tout le monde dans un taxi. Elle accepte sans protester. En même temps, c'est ça ou s'en aller seule dans un quartier de Londres qu'elle ne connaît pas, à la recherche d'un taxi dans un premier temps, et d'un hôtel ensuite. Non, attendre sagement son retour dans la boite de moins en moins bruyante semble une bien meilleure idée.

Vingt minutes plus tard, Elijah lui secoue doucement le bras.

— Shiloh. Shiloh ! Un dernier effort, aller. On y va.

Le trajet en taxi et la montée des escaliers, accrochée à son bras, elle n'en gardera quasiment aucun souvenir, terrassée par la fatigue et, éventuellement, par un ou deux verres de champagne en trop.