6. Le revenant

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          ▬ Je crois qu'il est soûl, patron. S'enquit un des gardes du corps, sur un ton toujours défensif. Que doit-on faire de lui ?

          Le jeune homme passa sa main dans sa chevelure noire, mi-longue, et me sourit de toutes ses dents blanches. Il semblait à la fois intrigué et perdu, face à mon arrivée soudaine. Il descendit enfin de la table et se tint droit devant moi, me dépassant au moins d'une tête. Il était juste immense. Le fait qu'il m'ait paru si grand lorsque j'étais jeune n'avait pas été qu'une simple impression finalement.

          ▬ On se connait, je me trompe ? M'a-t-il demandé, un sourcil levé.

          Un homme si charismatique, qui semblait si puissant et intouchable, vêtu d'une telle manière et si bien entouré, ne pouvait faire partie que de la mafia japonaise. S'il me tuait, on ne retrouverait jamais mon corps : c'était une certitude avec ce genre de personnes. Je pris mon courage à deux mains et soufflai, malgré l'alcool qui bouillonnait dans ma cervelle :

          ▬ Je ... Je m'appelle ... Hiro Okun.

          Il semblait amusé par mon manque de sérieux et ma voix déraillante car il souffla du nez, tout en tendant sa machette à son garde du corps pour qu'il l'en débarrasse. Mais au moment de s'en séparer, il se rendit compte d'un détail et se figea net.

          ▬ Okun ? Comme James Okun ?

          ▬ C'est mon père. Ai-je balbutié, levant la tête de fierté. 

          Son regard affichait une sorte de défi et d'angoisse. Il resserra sa main autour de sa machette et la récupéra, la plaçant entre nous deux pour l'admirer dans les spots lumineux.

          ▬ Alors, tu es vivant. C'est bon à savoir. Je pensais t'avoir éliminé cette nuit-là.

          Pourquoi est-ce que je ne partais pas ? Pourquoi est-ce que je restai droit face à lui ? Ce fût un total mystère pour moi-même. Une force en moi m'empêchait de me défiler.

          ▬ Tu viens te venger ? De la mort de ton cher père ? Tel un revenant ...

          Au fond, il ne savait pas de quoi j'étais capable. J'aurais très bien pu être armé jusqu'aux dents et surentraîné pour ce moment, prêt à l'éliminer dans la seconde. Mais le surplus d'alcool que j'avais bu décrédibilisait complètement mon entrée en scène. Il semblait tout sauf angoissé et je pouvais le comprendre.

          ▬ Je te conseillerais de t'en aller le plus vite possible, mon enfant. Je déteste échouer. Va-t'en, avant que je ne tente de finir ce que j'ai commencé.

          ▬ Mais ... Souffla un des gardes que l'homme interrompit immédiatement d'un signe de la main.

          ▬ Je suis venu ... pour ...

          Il s'apprêtait à sortir de la hutte, accompagné de ses gardes du corps et me laissant planté sur place, tandis que moi, je m'efforçais de finir ma phrase :

          ▬ Pour ... vous remercier.

          Il s'arrêta net, les doigts agrippées aux voiles blancs des rideaux.

          ▬ Me remercier ?

          ▬ Oui. Vous avez tué mon père. Alors ... Merci.

          Il se retourna vers moi.

          ▬ Quel étrange garçon es-tu, toi, au juste ?

          Son garde lui chuchota un « On n'a pas le temps pour ce genre de choses, patron. Ils vont arriver ». Il devait probablement parler de l'équipe de la victime, que l'homme venait de décapiter. J'avais cette envie malsaine de le serrer dans mes bras, afin de lui exprimer mon éternelle gratitude, mais je savais que si j'osais ne serait-ce que l'effleurer, il me trancherait la tête sur le champ. Il jeta un coup d'oeil rapide à la foule qui se déchaînait derrière lui et lança :

          ▬ Qu'on l'emmène.

          ▬ Q-quoi ?

          Un garde vint vers moi et m'attrapa fermement le bras de son épaisse main, m'empêchant de m'éloigner de lui, tandis que je ne comprenais toujours pas ce qu'il se passait. Ils m'emmenèrent à travers la salle où la foule dansait et buvait, créant ainsi une odeur forte d'alcool et de transpiration. Je m'étais débattu en premier lieu, ne tenant pas à être emmené contre ma volonté, mais me suis résigné en comprenant que j'étais bien trop faible pour rivaliser. Devant moi, je vis le jeune mafieux ranger sa machette dans un étui, accroché dans son dos grâce à des sangles, et rajusta son veston par-dessus pour que son arme soit dissimulée au mieux.

          Nous étions sur le point de monter les marches de marbre, prêts à sortir de la boîte, lorsqu'une main attrapa mon deuxième coude libre.

          ▬ Hiro !

          Je me suis retourné, toujours complètement sonné par tous mes verres, mais parvins malgré tout à reconnaître le visage inquiet d'Erik, qui était encore suffisamment conscient pour pouvoir reprendre son véhicule en fin de soirée.  

          ▬ Je peux savoir où vous l'emmenez ? 

          ▬ C'est cool, Erik ... Ai-je soufflé, posant ma joue contre son épaule.

          ▬ Ils t'ont drogué ? C'est ça ?

          Je vis du coin de l'oeil le jeune mafieux faire un signe de la tête à ses deux gardes, avant de claquer de la langue, et de placer sa main chaude dans mon dos, pour m'emmener en dehors de la boîte. Les deux hommes ne nous ont pas suivi, alors qu'Erik criait des insultes et mon nom. Mais j'étais incapable de me retourner pour le regarder, pour lui dire que tout allait bien et qu'il ne devait pas s'inquiéter pour moi. Au fond de moi, je ne savais pas moi-même si je devais m'enfuir en courant ou suivre celui que je traquais depuis toujours et dont je ne connaissais rien. La mafia japonaise pouvait être parfois si cruelle et incompréhensible.

          Peut-être qu'il m'emmenait avec lui pour me découper dans sa cave, sous une gigantesque villa non répertoriée et illégalement possédée. Un lieu où tout ce qu'il s'y passait était tenu dans le plus grand des secrets. On ne retrouvera jamais mon corps.

          Je relevai péniblement la tête vers le jeune homme qui m'escortait toujours, son bras intimement placé dans mon dos, alors que nous débouchions dans les rues éclairées de Tokyo. Tous les écrans colorés, fixés en haut des immeubles, donnaient à son visage une teinte légèrement rosée et bleutée à la fois. Il était magnifique, avec ses mèches noires qui retombaient sur son visage, sa mâchoire carrée, son fin nez en trompette et ses yeux bridés. Il avait également une cicatrice nette et droite qui débutait du milieu de sa joue gauche à sa gorge : sûrement due à un combat rapproché.

          Remarquant que j'étais en train de l'observer attentivement, il baissa les yeux vers moi, les sourcils froncés, comme frustré par mon regard insistant.

          ▬ Qu'allez-vous ... m-me faire ? Que vais ... vais-je devenir ?

          Un sourire maléfique se dessina sur ses lèvres mais étrangement, je n'eus pas peur de sa réponse. J'étais littéralement prêt à m'offrir à lui. J'étais prêt à lui appartenir. Pour ce qu'il avait fait pour moi et pour ma mère décédée. Je lui devais la soumission absolue et je m'étais déjà préparé à cette idée. Il ouvrit enfin les lèvres, les rapprochant dangereusement de mon visage, plus précisément de mon oreille, et me chuchota, d'une telle douceur que j'en eus des frissons :

          ▬ À partir de maintenant, tu es à moi, Hiro Okun.

           Mon coeur s'emballa. 

          Après tout, chaque dominant avait son soumis.

NekorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant