4. La machette

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          Je m'étais éloigné au fur et à mesure du groupe, ne tenant pas à être mêlé à leur mélange d'alcool bien trop conséquent, pour me diriger vers un des côtés du bar où il n'y avait pas trop de monde. Je m'étais assis sur un des tabourets, le coeur au bord des lèvres, et avais enfoui mon visage dans mes mains, tentant de calmer les effets de toutes mes boissons consécutives. Ma tête tournait d'une manière bien trop affolante et je peinais même à tenir droit. Décidément, l'alcool ne me réussissait toujours pas : cela n'avait pas changé depuis la secondaire.

          Un barman vint me voir à plusieurs reprises pour me servir un autre de ces cocktails bien trop forts dont les gens semblaient raffoler, mais je refusais sans cesse, ne comprenant pas la raison de son acharnement. Il sembla un peu mal à l'aise que je m'obstine autant mais arrêta finalement de m'en proposer, après que quelqu'un l'ait appelé.

          Je profitais de ce petit moment d'absence pour m'affaler sur le bar, collant ma joue contre la surface froide, humide et empestant la bière à plein nez. J'eus l'idée soudaine de m'assoupir un instant, afin de reposer un peu mon pauvre esprit tourmenté, mais au moment de fermer mes paupières, mon regard fût machinalement attiré vers un autre détail. Plus précisément, vers une des huttes privées de la boîte de nuit, où deux hommes étaient en train de discuter. L'ambiance semblait si tendue et si pesante. Ils étaient tous les deux vêtus de costard, dont un des complets était même entièrement noir.

          Ils se regardaient tous les deux droit dans les yeux, l'un impassible et l'autre bien plus nerveux. Celui au complet noir, qui n'affichait aucune émotion, était même entouré de deux gardes du corps, à la musculature impressionnante. Soudain, il se leva de son fauteuil, posant un pied sur la table ronde qui les séparait, et défit l'un des boutons de sa chemise, le visage brusquement illuminé d'un sourire maléfique. Je relevai lentement la tête du bar, comprenant que ce qu'il s'y passait allait devenir bien trop intime pour un lieu comme celui-ci. Allait-il vraiment ... ? Il déboutonna l'entièreté de son haut, se mettant torse nu face à l'autre homme qui ne semblait pourtant pas apprécier l'instant.

          L'homme au complet noir s'accroupit sur la table, laissant pendre sa cravate contre sa peau, et attrapa fermement le col du veston de son interlocuteur. Il lui caressa délicatement le visage, un sourire de folie aux coins des lèvres, et au même moment, je vis le reflet des spots lumineux dans un objet métallique, qu'il tenait dans son dos.

          Était-ce ... ?

          Je me levai subitement de mon siège de bar, comme hypnotisé par la scène, et fis un pas dans leur direction, tentant d'avoir un meilleur point de vue. Les danseurs me coupèrent plusieurs fois le chemin mais je les contournai sans trop de difficulté. Mes yeux étaient comme figés sur l'objet qui brillait, alors que l'homme rapprochait dangereusement son visage de celui de l'autre.

          Était-ce ... ?

          Au moment où les deux hommes allaient s'embrasser, le premier s'arrêta brusquement de sourire, et fit un mouvement si rapide avec son bras, que je ne pus comprendre ce qu'il avait fait. La lumière qui clignotait m'empêchait de voir clair, mais je pus apercevoir son interlocuteur qui s'affalait de tout son long sur la banquette, brusquement inerte. Celui qui était toujours accroupi sur la table sortit une cigarette de sa poche et l'alluma à l'aide d'un briquet, tandis que ses mains étaient recouvertes d'une teinture noire. Je me stoppai net dans ma course, au milieu de la foule, reconnaissant enfin l'objet qu'il tenait.

          Oui. C'était bien une machette.

          L'arme qui me hantait le plus. Qui me hantera toujours.

          Un des gardes du corps de l'homme s'approcha de lui et lui souffla quelques mots à l'oreille, avant qu'il ne se redresse de toute sa hauteur. Il cala sa cigarette encore fumante entre ses lèvres et à l'aide de ses mains libres, sortit un mouchoir de sa poche. Il s'essuya grossièrement les paumes, les yeux rivés vers le corps de sa victime qui ne répondait toujours pas. Avec toute cette foule, les lumières trompeuses et la musique qui tambourinait, personne d'autre que moi n'avait dû remarquer la scène qui s'était déroulée dans cette hutte privée. Mais au fond, étais-je sûr de ce que j'avais vu ? C'était difficile à affirmer. Une idée macabre, un peu folle, me traversa alors l'esprit.

          Se pourrait-il que ce soit ... lui ?

          Mon coeur rata un bond. Peut-être. Pourquoi pas. Je secouai soudainement la tête de gauche à droite, tentant de revenir à moi. Ce devait être l'effet de l'alcool. Je voyais des choses qui n'avaient pas lieu d'être. Peut-être même que la fumée qui s'échappait dans la salle était en fait du gaz euphorisant. Que me prenait-il de croire qu'il pouvait être le tueur de mon père ? L'homme que je recherchais depuis tant d'années ? Je devais halluciner. La hutte devait probablement être en fait vide.

          Les fins rideaux de l'étroit lieu privatif me caressèrent délicatement la peau des bras et du visage, tandis que je continuais d'avancer aveuglément. L'endroit devait être vide, je devais probablement halluciner, ne cessais-je de me répéter.

          Lorsque je relevai lentement la tête vers la table ronde, mon coeur accéléra considérablement. Je crus même qu'il allait finir par s'arrêter. Je me mis à perdre ma respiration qui devenait de plus en plus saccadée. Comment ... Qui ... Un homme était bel et bien allongé sur la banquette, répandant un liquide noir et épais sur le sol, à quelques mètres à peine de moi. L'autre individu me scrutait gravement, toujours debout sur la table, une cigarette dans la bouche et une machette dans la main gauche. J'avais l'impression d'être revenu sept ans en arrière, lors du meurtre sordide de mon père.

          La même ambiance pesante s'installa et le sol sous mes pieds sembla se dérober. Non, Hiro, tu n'hallucines pas. L'homme est bien là sous tes yeux, posté sur cette table. Dans cette angle-ci, j'avais l'impression d'avoir rétréci, à ma taille d'enfant, il y a sept ans, et que lui était aussi grand que dans mes plus lointains souvenirs. Je vis les deux gardes faire un pas dans ma direction, sur ma gauche, mais l'homme leur fit signe de s'arrêter à l'aide de sa main. Nous nous fixâmes un long moment comme ça, telles des statues.

          J'étais comme hypnotisé par son regard.

          Il s'accroupit à nouveau, mais cette fois face à moi, et en posant son coude sur sa cuisse, il appuya sa tête contre son poing, comme attendri par mon arrivée dans sa hutte. Non, je n'étais plus un enfant. J'étais un adulte. Un adulte. Je voulais qu'il arrête de me prendre de haut comme cela, en répétant cette boucle temporelle insupportable. Sept ans s'étaient écoulés mais rien n'avait changé. J'aurais pu le reconnaître entre mille.

          Un sourire vainqueur m'échappa malgré moi, le faisant froncer les sourcils d'incompréhension. Il n'aura fallu qu'une soirée. Il avait suffi que j'accepte une sortie entre amis avec Erik et je m'étais retrouvé face à lui. Il me posa une question entre ses fines lèvres, après avoir retiré sa cigarette de sa bouche pour souffler sa fumée, tandis que j'étais toujours figé sur place.

          La musique électronique couvrait à moitié ses doux mots, mais j'avais pu les distinguer facilement malgré tout :

          ▬ T'es qui, toi ?

NekorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant