5. L'homicide

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          ▬ Je vais t'attraper ! Riait ma mère, en tentant de m'atteindre, tandis que je courrais à toutes jambes dans la maison, du haut de mes cinq ans et demi.

          Je poussais des cris amusés et hystériques à la fois, uniquement vêtu d'un caleçon et le corps encore dégoulinant d'eau tiède, dû au bain que je venais de prendre. Ma mère, elle, tentait de garder son calme, malgré un léger agacement que je pouvais lire dans le ton de sa voix, alors qu'elle devenait de plus en plus essoufflée par sa course. Je m'enfuis automatiquement dans ma chambre et refermais l'accès derrière moi, empêchant ma génitrice de m'atteindre directement. Je m'enfermai dans mon placard aux portes coulissantes et retins ma respiration, tandis que des pas étouffés par la moquette se faisaient entendre.

          ▬ Hiro, je t'en prie ... Arrêtons de jouer. Se plaignit ma mère, en soupirant.

          Je baissai mes yeux vers les deux ombres sous les portes de mon placard et comprenant qu'elle allait me trouver, j'attrapai la plaque blanche, à moitié fixée au mur. En la faisant coulisser, elle me donnait accès à une petite planque, derrière la paroi de mon armoire. Personne à part moi ne connaissait son existence. Elle n'était pas plus large, ni plus haute qu'un cercueil, ne me permettant que de m'allonger dans le conduit. Au bout de ce dernier, il y avait une grille d'aération par laquelle je pouvais surveiller et écouter le couloir de notre maison : c'était comme un super-pouvoir !

          J'entendis ma mère soupirer encore plus fort, après avoir ouvert mon placard.

          ▬ Où es-tu, Hiro ? Il faut finir ton bain avant que ton père ne rentre à la maison ... Tu le sais bien.

          En tournant la tête vers la paroi de ma planque, j'aperçus une dizaine de dessins gribouillés, coloriés à la va-vite, et accrochés grâce à du papier collant. J'avais tenté désespérément de décorer cette endroit, mais rien à faire : mon QG restait froid et morose. Ma mère finit par sortir de ma chambre, après avoir vaguement vérifié les cachettes probables que la pièce contenait, et je sortis de mon placard, le sourire vainqueur. J'accourus jusqu'à la salle de bain d'un petit pas rapide et sautai dans la baignoire, éclaboussant la robe de ma génitrice qui se tenait à genoux face à moi. Je m'assis dans l'eau tiède qui me fit légèrement greloter et lui souris de mes minuscules dents de lait, encore de travers.

          ▬ Tu as perdu, maman.

          ▬ Je sais. A-t-elle ri, en faisant mousser du savon dans mes cheveux noirs. Tu es bien trop fort pour moi à ce jeu. C'est comme si tu avais un don.

          ▬ Un don ? Tu crois que ça pourrait devenir mon super-pouvoir ?

          ▬ Fuir aux méchants en se cachant peut toujours t'être utile. C'est comme si tu pouvais devenir invisible.

          Je laissai échapper un rire joyeux et en baissant les yeux vers les bras de ma mère, je fronçai les sourcils.

          ▬ C'est quoi, ça ? Ai-je demandé.

          Elle sembla surprise et baissa le regard vers ses avant-bras couverts d'ecchymoses et de traces de lutte. À cet âge-là, je ne comprenais pas encore ce que cela signifiait. Ma mère avait toujours eu ces marques étranges sur la peau et avait sans cesse l'air de les ignorer ou de vouloir les dissimuler sous des vêtements trop larges. Elle secoua la tête.

          ▬ Ce n'est rien. A-t-elle soufflé, en me versant un bol rempli d'eau sur la tête, débarrassant ainsi ma chevelure de toute trace de mousse blanche.



          ▬ Maman est partie.

          Je fronçai les sourcils, sans comprendre, et me renfonçai dans le dossier de notre canapé, tenant absolument à m'éloigner de mon père. Il était assis dans un fauteuil de cuir, en face de moi, les mains jointes. Il semblait à la fois calme et déboussolé, et son regard ne cessait de fuir le mien. On aurait presque dit que du haut de mes sept ans, je lui faisais peur ou l'intimidais. Je serrai mes cuisses l'une contre l'autre et me risquai à demander :

          ▬ Où est-elle partie ?

          Mon père eut un bref sourire plein d'amertume qui cachait bien des secrets, probablement plus affreux les uns que les autres. Il souffla un vague mot qui me parvint à peine mais j'étais pratiquement sûr d'avoir perçu un « Loin ».

          ▬ Elle ne viendra plus jamais nous embêter ! S'est-il enthousiasmé, en se levant de son fauteuil. Désormais, nous sommes entre hommes, qu'en dis-tu, Hiro ? Ne trouves-tu pas que cela est chouette ?

          J'acquiesçai, sous la pression qu'il me mettait, et il sourit à nouveau, satisfait de ma sagesse. Je serrai les poings tandis qu'il passait devant notre canapé, et lorsque je baissai le regard vers ses pieds, je me rendis compte que ses bottes étaient recouvertes de boue encore fraîche. Dehors, il pleuvait des cordes. On pouvait entendre la pluie frapper violemment les tuiles de notre toit dans chaque recoin de la maison, étant donné que nous n'avions aucun étage. Mon père s'arrêta face à la grande baie vitrée, observant attentivement son reflet, créé par les lumières intérieures de la pièce et l'obscurité de l'extérieur.

          Il semblait perdu dans ses pensées.

          En y repensant, au jour d'aujourd'hui, j'aurais dû broncher et ne pas rester assis sagement dans le canapé à l'observer faire. J'aurais dû le menacer de le dénoncer. J'aurais dû lui dire que je savais où maman était partie, qu'il l'avait même enterrée dans le jardin, derrière le grand chêne où pendait ma balançoire. J'aurais dû aller chercher le téléphone et appeler ce fameux numéro que ma mère m'avait fait sans cesse répéter. J'aurais dû m'enfuir pendant la nuit, loin de lui, loin de tout. J'aurais dû peut-être même aller chercher un couteau de cuisine ...

          Mais je n'ai rien fait de tout ça. Je n'ai pas bougé d'un poil et me suis contenté de rester enfermé dans ma chambre durant les trois jours qui ont suivi. Mon père ne s'en était même pas inquiété une seule seconde, passant ses journées à regarder la télé, passer des coups de fil ou disparaître pendant de longues heures, sans aucune nouvelle. A vrai dire, je n'ai même pas pleuré ma mère, ni son départ. J'étais bien trop sous le choc que pour réaliser la gravité de la situation. Car j'étais bien trop jeune. J'étais tétanisé, terrorisé. J'avais tout simplement peur des représailles. Et vu comme mon père avait fini, j'avais bien raison d'en avoir peur.

          Au bout du quatrième jour, je suis finalement sorti par la porte arrière de la maison, vêtu de mon anorak et de mes bottes en caoutchouc. J'avais profité de l'absence de mon père pour aller jeter un oeil derrière le grand chêne, où la terre avait clairement été retournée. Aucune herbe, la pelouse était inexistante.

          Je me suis mis à genoux, recouvrant mon pantalon de boue.

          Les larmes ne sont même pas venues, malgré la boule qui s'était créée dans ma gorge et dans mon ventre. J'avais attrapé une épaisse branche, sur ma droite, et l'avais enfoncée à la vertical dans la terre, signant la tombe de ma mère. Je l'aimais tellement. Elle était toute ma vie. Et au fond de moi, j'avais chaque jour espéré qu'un ange tombé du ciel vienne la venger. Que mon père n'ait que ce qu'il mérite et qu'il paie enfin.

          A croire que mes prières avaient été un peu trop bruyantes ...

NekorOù les histoires vivent. Découvrez maintenant