Chapitre 93

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À l'entente de son prénom, Léo se redresse. Ils échangent un regard d'une intensité rare. La lèvre inférieure de Thomas se met à trembler, mais il se ressaisit. Sa voix tremble à peine quand il reprend :

— Il était le fils du couple de chercheurs à la tête du projet. Je m'attendais à des gens arrogants, imbus d'eux même... Alors que pas du tout. J'ai rencontré sa mère d'abord. Une très belle femme, la quarantaine, excessivement souriante. Son mari est arrivé juste après. Grand, brun, le teint basané. Sa queue de cheval rebondissait à chaque pas qu'il faisait vers moi. Il m'a détaillé avec méfiance, mais il a rapidement arrêté pour me tendre la main avec un sourire. Je ne savais pas trop comment réagir. Ils ont dû s'en rendre compte, puisqu'ils se sont mis à enchaîner des blagues plus nulles les unes que les autres. Pas un pour rattraper l'autre. J'ai souri, et ils ont applaudi. Ils étaient chaleureux, et je me suis vite senti à l'aise. Puis Léo est arrivé. Il s'est précipité derrière les jambes de sa mère pour me fixer avec curiosité. Je me suis baissé pour être à sa hauteur, ignorant le « Et on n'en profite pas pour regarder sous la jupe de ma femme ! » lancé par son père. Je me suis présenté, et ça a semblé suffire. Il me fuyait un peu au début, puis du jour au lendemain, il ne me lâchait plus d'une semelle. Et un vrai moulin à paroles en plus de ça ! J'avais parfois l'impression d'être davantage un baby-sitter qu'un militaire. Mais ça me plaisait. J'étais toujours à proximité de Léo et de ses parents. Ils m'ont accueillie à bras ouverts, m'ont intégré à leur famille. Je me suis fait ma place, doucement. Et j'ai perdu de vue le côté professionnel de ma présence là-bas. Je me suis relâché. Et ça leur a coûté la vie. Tout est de ma faute...

Thomas perd contenance. Il est sur le point de s'effondrer, et mon cœur se serre. Je sais ce que ça fait, de se sentir coupable. Je glisse un regard vers Léo, assis sur une chaise, affreusement pâle. Thomas se force à reprendre :

— J'ai... J'ai échoué à les protéger. Tout était calme depuis des semaines, alors je me suis relâché sans m'en rendre compte. Et puis un soir, une attaque venue de nulle part. Un vrai cauchemar. La sécurité interne était débordée. Personne n'avait prévu un assaut d'une telle ampleur. Les coups de feu fusaient, les cris aussi. Des explosions, de fumigènes ou non, volontaires ou non, surgissaient d'un peu partout. Je n'y voyais rien, je n'arrivais plus à respirer. Je ne pensais qu'à une chose : rejoindre Léo et ses parents. Je me dirigeais tant bien que mal vers leur bureau, quand j'ai percuté la mère de Léo. Le gosse était dans ses bras, évanoui. À moitié rassuré, j'ai cherché son mari des yeux. Elle m'a pris par le bras, faisant non de la tête. J'ai compris. Puis elle m'a tendu Léo et sa peluche favorite en souriant. C'est là que j'ai remarqué. Les balles l'avaient transpercée. Fatalement. Mais sur le coup, j'ai simplement refusé l'idée. Je les ai portés, elle et Léo. Je ne sais pas comment, j'ai réussi à nous sortir du bâtiment. La mère de Léo est morte dans mes bras, à l'extérieur. Léo y a assisté.

Mon cerveau bloque. Comment une telle horreur peut-elle être possible ? Plus j'essaie de visualiser la scène, plus je me sens mal. Léo, lui, ne fait plus un bruit. Toujours aussi pâle, il se contente de pleurer en silence. Figée, pendue aux lèvres de Thomas, je suis incapable de faire le moindre geste pour le réconforter. Il n'a pas dû remarquer l'état du petit, puisqu'il continue courageusement sur sa lancée :

— Il venait de reprendre connaissance. Je n'ai pas eu la force de lui enlever ses derniers moments avec elle, alors je ne l'ai pas éloigné. J'aurais peut-être dû, je ne sais toujours pas. Elle n'arrivait même plus à parler, mais elle souriait toujours, un sourire rassurant. Elle a caressé la joue de Léo, puis la mienne. Elle me fixait, intensément, malgré les larmes qui dévalaient ses joues. Je lui ai promis de protéger son fils, peu importe ce que ça pouvait me coûter. Elle a eu l'air rassurée. Elle a fermé les yeux, et sa main est retombée, inerte. Elle est morte avant que j'aie le temps de m'excuser. Sur le coup, ni Léo ni moi n'avons voulu comprendre. Nous avions beau la secouer, elle ne se réveillait pas. Quand les cris ont commencé à se rapprocher, j'ai repris mes esprits. J'ai attrapé Léo qui pleurait et se débattait, et nous avons fui à travers la forêt. Tant bien que mal, j'ai réussi à les semer. Ils étaient persistants. Même si Léo n'était qu'un enfant, ils ne semblaient pas vouloir laisser le moindre survivant. Alors j'ai tenu ma promesse, et je l'ai protégé. Nous avons fui un moment, attendant que ça se calme. Léo était totalement traumatisé. Je pensais qu'il ne s'arrêterait jamais de hurler et de pleurer. Ça a duré un jour, puis il s'est comme... éteint. Il semblait vide, il ne réagissait plus à rien. Je ne savais pas quoi faire. Comme c'était trop dangereux de rester en Guyane, je l'ai ramené. Mais... j'avais besoin d'y retourner. Pour réparer ce qui pouvait l'être, pour essayer de récupérer les recherches qui avaient sûrement été volées, mais je ne pouvais pas faire ça avec Léo à protéger. C'est là que je te l'ai confié, Linda. Léo semblait assez stable pour se séparer de moi. Il avait l'air de tout refouler, ne lâchant prise que dans ses cauchemars. Je me suis dit que ça irait, qu'il se sentirait plus en sécurité avec une femme. J'ai été totalement con. Irresponsable. Je t'ai impliqué dans quelque chose de beaucoup trop dangereux. Je te demande pardon.

Je secoue la tête. Je ne lui en veux pas. Plus maintenant que j'ai mes réponses. Même si elles sont difficiles à digérer.

— Après ça, je suis allé voir le colonel. Je me suis excusé un nombre incalculable de fois, et je lui ai expliqué. Je pensais qu'il se mettrait dans une colère noire. Mais non. Il s'est d'abord inquiété pour moi. Puis il m'a demandé de tout reprendre, en détail. J'ai été aussi précis que possible. J'ai juste caché le fait que j'avais gardé Léo. Je n'aurais pas dû, mais sa survie était devenue quelque chose de personnel, et je ne voulais pas qu'il soit ballotté d'un endroit à un autre, au milieu de militaires ou dans des familles d'accueil. Les interrogatoires ont duré des jours. C'était épuisant. Je leur ai donné toutes les informations que je possédais. Puis ils m'ont laissé tranquille, mais avec l'interdiction de quitter la base, au cas où ils auraient besoin de mon témoignage. Sauf que je ne pouvais pas me permettre de me reposer, pas tant que les meurtriers des parents de Léo étaient toujours en liberté. Je passais mes journées et mes nuits à chercher des informations, sans jamais rien trouver d'intéressant. L'interdiction de quitter la base a duré environ un mois. Après, j'ai pu m'éclipser pour passer voir Léo. C'est là que j'ai reçu un message d'un des gars qui se chargeaient de la sécurité sur place, en Guyane. Il me disait qu'il y avait du nouveau, des pistes, et il me demandait de venir l'aider à coincer les enfoirés qui avaient fait ça. Alors j'y suis retourné. Sans prévenir personne, sans qu'on ne me demande rien. Je me disais qu'il fallait agir vite. Et surtout, j'étais aveuglé par la colère. Je voulais me venger, venger Léo. Le problème, c'est que ça ne s'est pas passé comme prévu, et je me suis fait avoir. C'était un piège. Le type qui m'a envoyé le message était dans l'autre camp depuis le début. Et de toute évidence, ils n'avaient pas l'intention de laisser un seul témoin en vie. La seule raison pour laquelle ils ne m'ont pas tué tout de suite, c'est qu'ils voulaient savoir où était Léo. Du coup, j'ai croupi là-dedans jusqu'à ce que vous veniez me chercher.

Quitte à tout sacrifierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant