Chapitre 24

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Sans un mot, nous nous étions dirigés vers le lac de la commune, marchant en silence jusqu'au barrage, entre l'eau et le vide, sous les étoiles. De toute évidence, il avait tout prévu : de son sac, il avait sorti boissons, petits gâteaux et couverture. J'avais patiemment attendu qu'il soit prêt à me parler, qu'il me raconte tout depuis sa disparition. Il avait cherché ses mots un long moment, repoussant toujours plus loin les limites de ma patience, avant de se jeter à l'eau, métaphoriquement parlant.

— Je... Déjà, pardon. Je n'ai jamais pu répondre à tes messages, je me sentais trop mal à l'époque. Je sais pas si tu t'en souviens, mais après ce qu'il s'est passé, avec le prof... Je n'allais pas bien. Le peu de confiance que j'avais gagnée, l'autre enfoi- ce pauvre type l'avait piétinée. Et je ne regrette plus de lui en avoir collé une, au contraire. Mais la crise qu'a piquée mon père...

Plus Thomas parlait, plus il se triturait les phalanges, tordant ses doigts dans tous les sens, comme si la douleur physique pouvait remplacer un peu la douleur mentale. Malgré mon envie de réponses, je l'aurais presque supplié d'arrêter de remuer ses souvenirs, d'arrêter de se faire du mal ainsi. Mais la curiosité et l'inquiétude me dévoraient : il fallait que je connaisse la suite. Que je sache où il était passé depuis tout ce temps.

Thomas s'était ressaisi, et avait repris avec plus de force :

— Mon père... il a vraiment piqué une sacrée crise, il ne supportait pas que je sois un « échec » à ce point. Il n'avait jamais été particulièrement violent, mais ce jour-là...

Ses mains s'étaient mises à trembler. Je n'avais plus qu'une envie, les serrer dans les miennes. Il avait repris son récit avant que j'ai le temps d'esquisser le moindre geste.

— Une fois calmé, ou satisfait, il m'a jeté dehors, me hurlant de ne jamais revenir. J'ai... Je savais vraiment pas où aller ce soir-là. J'ai marché pendant je sais pas combien de temps. J'ai fini par me retrouver devant le café. Fermé. J'étais crevé, incapable de faire un pas de plus. De toute façon, je n'avais nul part ou aller. Je me suis écroulé et endormi contre la porte. C'est Damien qui m'a réveillé le lendemain matin. Vu sa tête, la mienne n'était pas très belle à voir. Mais bon, tu le connais ; il m'a simplement soigné en attendant que je lui raconte, si je le voulais. Je lui ai tout déballé, et il m'a proposé de vivre quelque temps chez lu...

Silencieuse depuis le début, cette fois je ne peux pas m'empêcher de m'écrier :

— Non mais c'est une blague ? Je suis passée au café presque tous les jours après ton renvoi, et Damien ne m'a jamais rien dit. Pire, il m'a affirmé ne pas savoir où tu étais ! T'as idée de combien je me suis inquiétée, alors que tu étais juste sous mon nez ? Ça vous a bien amusés de me mener en ba...

Il m'avait interrompu en posant sa large main sur ma bouche, me faisant écarquiller les yeux de surprise.

— Désolé... Je lui avais fait promettre. Il était contre au début, mais j'étais tellement pathétique à cette époque... Je ne voulais pas que tu me voies comme ça. J'étais en colère, aussi. Contre moi, contre les autres, une colère qui montait jour après jour. Je ne voulais pas risquer de te dire quelque chose de blessant. Damien en a pas mal bavé, tu sais. Mais il ne m'a pas laissé tomber, alors qu'il aurait largement pu. Il m'a inscrit à des cours de judo pour me canaliser, dans un dojo qui appartenait à un de ses amis, un ancien militaire. Il a bien fini par être mis au courant de ma situation. Quand j'ai eu 18 ans, il m'a demandé si je comptais reprendre mes études. Ma réponse était déjà tout prête : hors de question que je remette les pieds dans n'importe quel établissement scolaire. Il m'a alors proposé de me mettre en contact avec l'armée, où ses anciens collègues pouvaient me faire entrer.

Il s'était arrêté quelques instants, cherchant ses mots.

— J'y ai pas mal réfléchi, et j'ai accepté. Je ne savais pas quoi faire d'autre, et protéger les autres me semblait... cool. C'était très dur, au début, entre l'entraînement, la discipline... Mais au moins, là-bas, on est jugés sur nos résultats, et pas sur la couleur de nos cheveux, de nos yeux ou de notre peau, ni sur ce que nous avons pu faire avant. « Le Roux » est devenu un surnom affectueux plutôt qu'une insulte, et ça m'a aidé à m'accepter, en quelque sorte. J'ai pu m'ouvrir aux autres, sans me faire rejeter. J'ai rencontré des types vraiment bien, tu sais...

J'avais la gorge sèche. Bien sûr, j'étais plus qu'heureuse pour lui, qu'il ait pu surmonter tout ça... Mais j'angoissais. Terriblement. Je trouvais ça beaucoup trop dangereux. Ce genre de vie, c'est une vie de sacrifices. D'ailleurs, sa vie, il pouvait la perdre n'importe quand, même au cours de la moins dangereuse des missions. Ce métier, c'était s'exposer à bien plus de risques que la normale. Je l'avais déjà perdu un an, alors à l'idée de ne plus jamais le revoir... Malgré la boule qui se formait dans ma gorge, j'avais réussi à demander :

— Et tu comptes y rester ? Malgré les risques ?

Avec un sourire étrange, presque forcé, il avait anéanti tous mes espoirs :

— Ouais... Même si c'est dangereux. C'est l'endroit où je me sens bien, c'est mon endroit... Ma place.

Je n'avais rien dit. Je ne pouvais pas. C'était comme si tout l'air de mes poumons s'était vidé. Il était sérieux.

— Mais tu sais... même si c'est compliqué, c'est possible, les... relations.

Je l'avais fixé sans comprendre, essayant encore d'assimiler sa décision. Alors je n'avais pas réagi quand il s'était penché vers moi pour poser ses lèvres sur les miennes.

Quitte à tout sacrifierOù les histoires vivent. Découvrez maintenant