Chapitre 1 : un feu dans la nuit

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Sans doute cette nuit-là, la trente-troisième depuis le premier jour d'automne, serait celle qui conviendrait le mieux pour commencer notre histoire. L'air glacé encerclait toutes les contrées qui seraient concernées par les événements à venir. Parfois il stagnait comme l'eau d'un marais, affermissant imperceptiblement son emprise tandis que les heures s'égrenaient ; ailleurs il entrait avec violence dans les habitations, en furieux vassal de l'hiver. Seule la ville de Mestre faisait exception à la règle, dévorée qu'elle était par un gigantesque incendie. Plusieurs foyers s'étaient déclarés en même temps, et maintenant rassemblés, enserrait la population désespérée. Partout il grouillait des hommes, des femmes et des enfants, fuyant par des côtés opposés, se bousculant, si bien que bon nombre mourraient dans cette précipitation, asphyxiés ou piétinés. On avait oublié que la veille, le monde roulait avec monotonie ; on avait oublié tous les petits reproches vis-à-vis du quotidien, qui sont le privilège des vies paisibles ; on avait oublié les rituels anodins considérés comme si importants et immuables que la terre en tremble lorsque la bonne n'a pas rangé correctement l'argenterie. Les fuyards, la veille si sûrs de leur lendemain, possédaient des yeux égarés de bêtes sauvages, courraient sans raison, échevelés, éberlués, déjà à moitié morts.

Toutes les rues résonnaient des hurlements de désespoir des femmes qui ne trouvaient aucune issue dans ces embranchements créés par les décombres, des vagissements des bébés à l'intérieur des maisons, des râles des blessés, mais aussi de souffles rauques qui rattrapaient les victimes pour les abattre à terre. Sur le sol, des rivières de sang s'écoulaient entre les pavés. Des nouveaux murs tombaient et des nouvelles barrières se dressaient à chaque moment, des ennemis surgissaient à chaque instant ; en voulant s'enfuir, bon nombre de victimes se précipitaient dans les flammes et se retrouvaient tout à coup aspiré par la lumière, réduit à une simple silhouette noire qui laissait échapper un dernier cri de souffrance avant de disparaître. Le ciel même étouffait, les étoiles restaient invisibles tandis que des braises tourbillonnaient. Déjà, la chaleur de l'incendie atteignait la forêt avoisinante. Une lueur rouge pénétrait dans ce refuge et rattrapait deux ombres fuyantes, bien frêles sous leur manteau. Portés par le souffle brûlant, des échos d'hurlements perçaient la distance et se répercutaient entre les troncs avant de s'évanouir, renaissant l'instant d'après. Par vague les plaintes mouraient aux oreilles des fuyards, rapportant des paroles incompréhensibles sans que cela ne semble jamais devoir finir. Et pourtant, elles devinrent de plus en plus lointaines ; le vent chaud même se dissipa, remplacé bientôt par une brise glacée. Aux orgies du feu succéda le frisson de la nuit.

Le souffle saccadé des fugitifs se perdait dans l'air. Ils se laissèrent engloutir par la nuit et se retrouvèrent bientôt égarés dans le noir, courant sans savoir où exactement ils aboutiraient. Il fallut attendre qu'un rayon de lune se perdît dans ce lieu-là pour les guider ; ils virent alors plus facilement comment éviter les passages difficiles ; et, les arbres se dégageant tout à coup sur une étroite clairière à pic, ils purent découvrir les étoiles. Alors seulement l'un et l'autre s'accordèrent une respiration.

« Et maintenant ? demanda la plus grande des deux silhouettes.

- Nous allons rejoindre le château de votre oncle. » répondit la seconde, dont la petite taille s'accordait mal avec sa voix d'adulte. Elle continua :

« Il y a un vieux sentier qui pourrait nous conduire sur une première partie du chemin, et qui ne devrait pas être loin. Attendez-moi ici, le temps que je le trouve. »

Une fois son guide disparu, le premier fuyard resta seul, immobile, ne cessant de fixer l'endroit de la lisière par lequel ils étaient arrivés.

Si sa cape et sa capuche le dissimulaient entièrement à des yeux extérieurs, sa voix le trahissait et révélait son jeune âge. Un observateur indiscret n'aurait pas remarqué les vêtements de bonne facture que portait le fugitif, et qui ne pouvaient avoir été faits que sur-mesure. Sinon, comment expliquer que ces habits fussent si bien ajustés à la stature particulière du jeune homme, plus petit que la moyenne, pourvu d'une taille mince, mais avec de larges épaules ?

La légende d'AscalonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant