Chapitre 16 : le pouvoir de l'améthyste et les enfants-oiseaux

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Le lendemain, Géraud fut réveillé par des cris et sauta sur ses pieds, alerte, avant de se rendre compte que ce n'était que son hôte et sa femme qui s'apostrophaient d'un bout à l'autre de la maison. Le jour venait à peine de se lever ; il devait être cinq heures du matin. Faër, déjà réveillé, prenait son petit déjeuner à côté d'Ylaine. Il était assis (du moins autant qu'un cheval peut l'être) devant une table, et faisait poliment la conversation à la maîtresse de maison. Au centre de la salle, se trouvait une table ronde, le seul élément qui fît preuve d'un effort d'esthétisme ; Géraud l'avait remarqué la veille, mais maintenant que la lumière du soleil l'éclairait, le comte discernait distinctement la finesse de l'ouvrage : les pieds avaient été travaillés de façon à ressembler à des piliers, et des gravures ornaient le côté de la planche. A un endroit, une jarre avait été représentée, et un éclat de pierre violette figurait le contenu. Le père, qui descendit à ce moment-là, vit que son invité était penché sur la gemme.

« Ça, dit-il très fier de lui, c'est un bout d'améthyste que je suis allé chercher moi-même. Il paraît que si on le place à droite de quelqu'un, il ne peut pas être ivre.

-Mais pourquoi l'avez-vous mise ici en particulier alors ?

-Parce que la table est ronde, tout le monde est à droite ! » répondit le père ; et il éclata de rire. Soudain, il apostropha ses enfants, et leur enjoignit de se dépêcher de finir leur assiette pour aller travailler. En quelques secondes ce fut chose faite, et après avoir embrassé leurs parents ils partirent dehors.

Le petit groupe ne s'attarda pas plus dans le village ; en remerciement, les nains leur donnèrent de la nourriture, et leur rendirent les cristaux de roche. Les voyageurs reprirent leur chemin. De ce village partait une route en pierre, qui, selon les dires de leurs hôtes, permettait d'aller jusqu'à une ville plus grande. A partir de ce moment-là, le voyage fut beaucoup moins pénible : le groupe ne courut plus le risque de se perdre, et les jours de pluie, ils n'eurent plus à progresser dans la boue.

Les nains leur expliquèrent sans peine l'itinéraire précis : autrefois, ils allaient régulièrement dans des villes plus importantes pour faire du troc et acheter ce qui leur manquait. Les premiers jours, les voyageurs ne rencontrèrent personne, et tout engagea Géraud à penser qu'il en serait de même jusqu'à la capitale. Et en effet, les villageois qui vivaient proches de la frontière ne commerçaient presque plus, ne se déplaçant que rarement, en groupe, et uniquement vers les villages voisins. Ainsi, les risques d'agressions restaient limités, et les populations n'avaient pas à reculer plus loin dans les terres. Une certaine pauvreté demeurait le lot de tous, ainsi qu'une certaine lassitude.

Cependant, cinq jours après leur départ, les voyageurs commencèrent à croiser des marchands itinérants, ou des nains qui retournaient dans leur village ; et ces rencontres se multiplièrent rapidement. L'avant-veille de son arrivée à la capitale, le groupe croisa une carriole d'agriculteurs qui rentraient chez eux, et dépassa dans l'après-midi deux marchands utilisant des chèvres comme monture ; le jour suivant, une bande d'enfants qui venaient d'un hameau proche de la route les suivirent pendant quelques temps sans cesser de les interroger. Faër leur répondait avec patience en détournant parfois de façon habile la conversation, tandis qu'Ylaine tantôt se moquait d'eux, tantôt faisait mine de se fâcher ; les enfants alors se mettaient à rire et s'éloignaient du groupe un moment, tout en le suivant, afin de mieux revenir. Géraud fut d'abord embarrassé de ces questions, puisque les badauds voulurent savoir de quelle ville elfe il venait, et la raison pour laquelle il portait une épée. Mais ils se mirent rapidement à lui demander s'il s'estimait blond ou châtain clair ; quel était selon lui l'enfant le plus âgé, l'enfant le plus jeune parmi eux ; s'il connaissait le chant des oiseaux. Quand il répondit que oui, les enfants nains imitèrent différents cris, pour vérifier que leur nouveau camarade était bien capable de les reconnaître ; mais ils voulurent tous prouver leur habilité dans ce savoir-faire, et il s'éleva autour du groupe une cacophonie de pépiements, de piaulements et de piaillements jusqu'à ce qu'Ylaine réussît à les faire taire.

Au fur et à mesure de leur avancée, les villages nains présentaient de moins en moins de défense, voir aucun système de protection. Comme toujours, de larges maisons en pierre, le plus souvent de forme circulaire, abritaient plusieurs familles. Bien vite, les toits n'étaient plus faits d'un amoncellement d'ardoises mais de chaume, matériau qui permettait de mieux garder la chaleur et isoler du bruit, avec l'inconvénient d'être particulièrement inflammable. Avec le bois, les nains construisaient des portes et des meubles soigneusement travaillés. Quelques maisons possédaient des fenêtres en verre, et, dans un petit village particulièrement riche, des croisées que l'on pouvait ouvrir ou fermer à loisir. La majeure partie du temps, ces ouvertures se résumaient à un trou carré dans le mur, couvert par un morceau de tissu. Les nains connaissaient de tout évidence l'existence des cinq espèces : il n'était pas rare que certains examinassent Géraud avec perplexité, et celui-ci se demanda parfois si son déguisement parvenait à faire illusion.

Mais peut-être – et cela Géraud le comprit inconsciemment, à force de parler et d'observer les nains- peut-être Ylaine connaissait-elle suffisamment son peuple pour savoir que le déguisement ne ferait pas illusion, et qu'au fond, personne ne serait dupe. Le peuple nain était un peuple de commerçants, habitué à ruser pour réaliser la meilleure transaction possible, et donc à être victimes de ces mêmes ruses ; à évaluer les risques et les intérêts ; à garder l'œil et l'esprit ouverts ; et à accepter d'être trompé, si cela offrait une opportunité.

La légende d'AscalonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant