Ils s'annoncèrent à un garde, qui partit au pas de course chercher un conseiller après les avoir laissés patienter dans une antichambre. Enfin, un vieux nain arriva, accueillit les invités et les conduisit dans leur loge respective. Il les prévint que le roi ne pouvait les recevoir pour le moment, mais qu'une entrevue était déjà prévue pour le lendemain.
Le palais nain démontrait mieux que partout ailleurs la maîtrise de ce peuple pour façonner la matière : des fresques, des bas et des hauts reliefs, des sculptures chargées de tenir les candélabres ciselés de joyaux ornaient les couloirs ; aucune porte ne comportait son lot d'arabesques et de pierres précieuses. Le comte ne s'arrêta sur rien, ne contempla rien ; mais pas un château dans le pays des hommes n'avait atteint cette magnificence, ni ne l'atteindrait jamais.
Chacun eut sa chambre attitrée. Le conseiller semblait un peu confus de voir Ylaine, bien que celle-ci fît mine de ne pas s'en apercevoir. Il demanda à Géraud de ne pas s'endormir tout de suite, parce qu'il était possible qu'il revînt le voir. Et en effet, il réapparut un quart d'heure plus tard, pour le conduire dans des appartements beaucoup plus luxueux. Un nain était déjà présent, en train de lire un ouvrage, assis face à un bureau. Géraud ne l'avait jamais vu mais il le reconnut immédiatement : il portait des habits brodés d'or, des bagues d'or sur chaque doigt, et une couronne lui ceignait la tête. Il devait avoir une cinquantaine d'année, au vu de sa chevelure poivre et sel et aux rides qui sillonnaient son visage. Le conseiller avait disparu en fermant silencieusement la porte derrière lui.
Géraud s'inclina. Lorsqu'il se releva, le roi avait fermé son livre et le regardait.
« Il y a deux fauteuils ici. Installez-vous sur celui de gauche, nous discuterons à notre aise. »
Quand ce fut fait, le roi reprit :
« Tout d'abord, sachez que j'ai appris la terrible tragédie qui s'est abattue sur Mestre, ainsi que votre fuite. Soyez assuré que vous êtes le bienvenu dans le pays nain, et que le palais vous servira de refuge aussi longtemps que vous le désirerez.
- Je vous remercie, Votre Majesté. Mais je ne suis pas venu pour me cacher.
- Je n'en doute pas, je n'en doute pas... La question est de savoir avec quelles intentions vous êtes venu. »
Cette interrogation expliquait sûrement l'entrevue informelle qu'avait organisée le roi nain. D'après Ylaine, aucune rencontre officielle ne pouvait avoir lieu sans la présence de tous les membres du Haut Conseil ainsi que du roi. Et même si ce dernier possédait un grand pouvoir, il se devait de prendre en considération l'avis du Haut Conseil. Une première entrevue avec Géraud présentait certainement un avantage pour réfléchir à une décision que les conseillers auraient du mal à refuser.
« J'ai parcouru les terres des nains. Vos villages sont à la merci de raids meurtriers, et les agresseurs gagnent de plus en plus de terrain. Je veux rétablir l'alliance qui existait entre le Comté des Marches et les nains. Mais pour cela, je dois reprendre mes terres, et il me faut une armée.
- Une armée naine, cela va sans dire.
- Je sais que vos troupes sont extrêmement réduites. Cependant je ne demande pas d'ouvrir une guerre. Si vous rassemblez suffisamment de soldats, une percée sera possible jusqu'à Mestre et je pourrais alors réunir mes alliés afin d'asseoir mon autorité. Après cela, les accords seront rétablis et je chasserai les monstres de vos terres. »
Le Comte parlait d'un ton neutre, en laissant tout de même transparaître de la confiance en soi. Cependant, elle n'était que feinte : plus le jeune homme parlait, plus il voyait les sourcils se froncer sur le visage de son interlocuteur.
Celui-ci laissa passer un silence avant de donner son verdict.
« Votre projet est insensé. »
Le sang de Géraud se figea dans ses veines. Néanmoins, en prenant l'attitude la plus posée possible, il voulut reprendre la parole. Le nain le coupa avant qu'un son eût franchi ses lèvres pour continuer :
« Votre projet est insensé tout d'abord parce que les nains ne sont pas des guerriers. Un seul homme pourrait venir à bout de cinq ou six nains, si ce n'est plus. Même si vous parveniez à vous établir à Mestre, ce dont je doute, vous perdriez probablement la ville avant que vos alliés n'arrivent. A cela s'ajoute que le conseil vous demanderait des preuves de confiance concernant ces alliés, parce que rien n'assurerait qu'ils le seraient toujours en vous voyant à la tête d'une armée de monstres. Ces preuves seraient d'autant plus difficiles à fournir que vous êtes venus vous réfugier en territoire nain : cela laisse supposer que le peuple nain est votre allié le plus fort, ou votre seul allié. De ce fait, aucun conseiller ne consentirait à envoyer une armée dans les Marches. A cela s'ajoute que si les conseillers connaissent votre père, ils ne vous ont jamais rencontré auparavant. Ils ne vous accorderont donc pas un crédit suffisant pour vous confier une force militaire. En fait, ils ne vous accorderont pas même un crédit suffisant pour vous laisser terminer l'exposé de votre projet, s'il reste tel qu'il est.
- Reprendre mes terres est impératif.
- Impératif pour qui ? Pour nous ? Il est vrai que les loups-garous menacent la sécurité intérieure ; mais reprendre un comté aux hommes serait encore plus dommageable que de rester sans protection. Que vous soyez à la tête des Marches n'est pas un impératif pour votre peuple non plus : je sais de source sûre que votre famille a déjà repris le comté et établit des défenses. La population bénéficie donc de nouveau d'une autorité à laquelle se référer. L'on peut donc déduire que personne n'est tenu de vous aider dans une quête qui ne regarde que votre intérêt. »
La colère devenait de plus en plus visible sur le visage de Géraud. Il observait en serrant les dents ce petit être lui expliquer posément qu'il était parfaitement inutile au reste du monde, furieux de penser qu'il avait fait tout ce chemin pour qu'on se moquât de lui. Toutes les fois où il avait risqué sa vie, ou la vie de dame Ylaine, de Faër même, n'étaient donc destinées qu'à cet aboutissement ; qu'à s'entendre dire son incompétence.
« Nous n'avons alors rien à nous dire, » conclut amèrement Géraud.
Le jeune homme se leva, salua le roi. Il sentait son esprit complétement vide, comme après une lutte violente. Pourtant, il garda la tête haute : à cet instant, il ne lui restait plus que la dignité.
« Vous avez le sang chaud, remarqua le roi en souriant. Asseyez-vous, je n'ai pas encore décidé que vous pouviez partir. Ici, c'est moi qui mets fin aux conversations. »
Et en effet, l'entrevue continua toute la nuit. Lorsque le roi déclara que l'entretien était terminé, Géraud remarqua à travers les rideaux que le ciel n'était plus d'un noir d'encre, et que l'extérieur devenait de plus en plus visible. Les oiseaux chantaient et annonçaient la venue prochaine de l'aube. Comme il allait tourner le bouton de la porte, le roi le retint encore un instant. Il sembla réfléchir avant d'expliquer ce qu'il voulait, comme s'il cherchait ses mots.
« Dites-moi... Comment va votre professeur ? Je suppose que... Qu'elle porte toujours si peu dans son cœur le peuple nain.
- Elle va bien. répondit Géraud, un peu surpris que le roi s'intéressât à la santé d'un simple sujet. Je ne sais pas si elle déteste son peuple, mais en tout cas elle aime le tourner en dérision.
- Bien, merci. Vous pouvez vous en aller. »
Géraud sortit et retourna dans ses appartements. Il put se reposer un peu moins de deux heures avant d'affronter le Haut Conseil, comme si la rencontre avec Haldor III n'avait jamais eu lieu.
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La légende d'Ascalon
FantasyGéraud est le fils du seigneur des Marches, destiné à lui succéder. Sa vie bascule quand des créatures ravagent l'endroit où il vivait. Sans terres et sans allié, son pouvoir est menacé ; tout ce qui lui garantit sa légitimité est Ascalon, l'épée lé...