Arrivés à Sainte-Odile, les deux rescapés avaient été accueillis avec le plus grand soin : certes, Géraud avait d'abord dû raconter l'attaque, la surprise, son père supervisant la défense et lui ordonnant bientôt, devant le nombre de monstres, de fuir porter la nouvelle. Mais dès que ces éclaircissements de première importance avaient été apportés, on les avait nourris, lavés, logés, la nuit était passée ; et voilà que venait le temps des explications approfondies.
Géraud, désormais dans le bureau de son oncle Fernand de Sainte-Odile, se tenait debout, droit, et répondait docilement aux questions qu'on lui posait. En plus du châtelain, le père de ce dernier était présent, soit le grand-père de Géraud, Cornélius des Marches, et le fils aîné de Fernand, Emile. La présence d'Ylaine, simple préceptrice, n'avait été sollicitée dans ce conciliabule informel entre gens de la noblesse.
Le seigneur des lieux marchait par amples enjambées de long en large. Tout en lui le montrait en proie à un grand trouble : ses cheveux noirs lissés en arrière tombaient sur ses épaules et flottaient lourdement au rythme de ses pas ; au-dessous de ses joues creusées ses lèvres étaient tordues par une grimace nerveuse, parfois secouées par un tic qui répondait à l'agitation de ses mains : elles se torturaient l'une l'autre en plongeant leurs ongles dans leur chair. La pointe de ses sourcils arqués s'arrêtait tout au-dessus de ses yeux grands ouverts comme s'il essayait de se réveiller sans y parvenir. Ce va-et-vient n'avait cessé qu'une fois, lorsque Géraud, mené par un serviteur, était entré dans la pièce. Fernand s'était arrêté brusquement à la vue de son neveu et avait chassé prestement le domestique d'un geste en marmonnant « allez, allez ! » sous le regard dédaigneux que Cornélius laissa tomber sur le baron de Sainte-Odile, et que Géraud surprit. Mais le vieillard se désintéressa presque aussitôt du châtelain pour fixer son petit-fils. À soixante ans, la maigreur que le père avait transmise au fils s'était encore accentuée avec l'âge et se rapprochait de la déformation physique ; et pourtant Cornélius n'en avait pas moins réussi à survivre à plusieurs de ses vigoureux descendants. Emile se tenaient respectueusement en retrait, derrière le fauteuil qu'avait choisi le patriarche, et regardait son père.
Fernand de Sainte-Odile fit d'abord répéter à son neveu tout ce qu'il avait déjà dit, et lui fit préciser mille détails afin d'obtenir la certitude que les monstres, ces créatures qui vivaient de l'autre côté de la frontière, étaient bien les auteurs de ce massacre.
Géraud prenait son mal en patience, malgré l'agacement qui naissait en lui. Comment aurait-il pu confondre un groupe de pillards avec les loups-garous qui hantaient le pays de derrière la frontière ? Bien sûr, cette contrée inconnue était habitée par bien d'autres créatures fantastiques et dangereuses. Pierrick des Marches, sans le dire explicitement, n'avait d'ailleurs jamais nié qu'Ylaine venait d'au-delà les frontières, et qu'elle appartenait à une race d'hommes dont la physionomie s'était adaptée à leur environnement. Mais les loups-garous restaient les créatures les plus représentées, celles que le jeune homme était persuadé d'avoir vu.
« Ce n'était que trop prévisible, ergotait son oncle. Quelle folie ! Si peu de défense, depuis toujours ! Et une garde si peu, si mal préparée... Votre père ne pouvait, n'était absolument pas capable, il n'a jamais été capable d'assumer une si lourde charge... Et où est-il, maintenant, votre père ? lança-t-il brusquement.
- Je ne sais pas. Il organisait la défense lorsque...
- Et Ascalon ? Où est-elle ? »
En tout autre temps, l'oncle de Géraud n'aurait jamais osé faire preuve d'irrespect si explicitement, puisque Géraud lui était potentiellement d'un rang supérieur. Mais avec Pierrick des Marches disparu, l'équilibre en place vacillait.
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La légende d'Ascalon
FantasyGéraud est le fils du seigneur des Marches, destiné à lui succéder. Sa vie bascule quand des créatures ravagent l'endroit où il vivait. Sans terres et sans allié, son pouvoir est menacé ; tout ce qui lui garantit sa légitimité est Ascalon, l'épée lé...