Chapitre 3 : le secret des frontières

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Géraud n'eut même pas à se mettre en quête de Dame Ylaine : elle vint elle-même le trouver à l'aube. La discussion se devait de rester brève afin que personne ne remarquât l'absence du jeune homme. A cette heure du jour où le soleil éclairait la campagne sans se montrer encore, même les serviteurs n'étaient pas tous levés.

Ils franchirent discrètement l'enceinte du château et, puisque Sainte-Odile ne possédait pas d'autres fortifications, leurs regards plongèrent sur le petit bourg et sur ses champs. La ville avait été construite à flanc de colline ; un visiteur quittant le château pouvait donc observer à son aise la région environnante, quand bien même, à l'instar de ce matin-là, la brume dérobait à la contemplation les confins de la plaine.

D'ordinaire le simple fait de rester immobile à détailler un grand espace revigore les esprits ; mais cette vue-là n'aurait pas valu la peine de s'arrêter si ce n'était pour considérer de quelle façon l'homme avait insufflé à la vallée sa médiocrité, et comment cette médiocre nature sapait subrepticement les forces des hommes.

Après la muraille, une soixantaine d'habitations tout au plus s'aggloméraient autour de la demeure du châtelain, elle-même placée sur l'arrête de la colline, ce qui conduisait les voyageurs qui partaient et à ne voir des maisons que les toits en tuiles, et, les jours de pluie, à glisser sur le chemin trop pentu qui menait à la partie haute de Sainte-Odile. De plus, parce que le village avait été bâti par paliers, qui se devinaient au fur et à mesure de la descente, et de part une loi de perspective assez simple, les maisons se cachaient les unes les autres, ce qui faisait paraître Sainte-Odile plus petite qu'elle ne l'était vraiment - mais cependant donnait une juste idée de l'étroitesse des rues par la proximité des toits.

Après ce noyau, les habitations devenaient des fermes et se dispersaient rapidement ; et à partir de ces divers points plantés de-ci de-là sans cohérence aucune, des carrés de champs s'imbriquait les uns dans les autres, et même débordaient un peu les uns sur les autres, ce pour quoi les séances de doléances de Fernand de Sainte-Odile ne finissaient jamais.

Devant, le bas de la colline et la plaine, donc ; sur la droite la fin de la butte et la bordure du village ; sur la gauche, la pente continuait, coupée horizontalement par le chemin d'où venaient Ylaine et Géraud. En été, l'herbe poussait en petites touffes charmantes que les bêtes s'empressaient de manger avec délectation ; en hiver, à la pauvreté du sol s'ajoutait la rigueur du temps : la terre devenait dure comme de la glace et se découvrait en de larges endroits, jusqu'à l'orée du bois.

Enfin, il faut savoir que le pays était fréquemment sujet à la brume ou à la pluie ; en plus de favoriser les maladies, ce temps rendait les hommes maussades et apathiques. Chacun, de façon plus ou moins inconsciente, sentait l'irascibilité qui naissait en lui comme la cause d'un enfermement, et les plus lucides fouillaient la ligne d'horizon pour tenter d'apercevoir les barreaux de leur cellule. Mais tous ceux-là, à l'instar de Marguerite de Sainte-Odile, détournaient les yeux sans comprendre qu'il ne fallait pas chercher la réponse dans des espaces étriqués qu'ils ne trouvaient pas ; que ce lieu infini, sans relief, invariable, et infusant la faiblesse dans leur esprit exactement comme les herbes odorantes infusent dans l'eau chaude, constituait leur prison ; prison d'autant plus inviolable qu'ignorée.

Mais le successeur des Marches n'était ni un penseur ni un esthète ; ses yeux n'avaient pas encore été confrontés aux merveilles que pouvaient offrir d'autres contrées. Il s'arrêta donc, soit pour s'imprégner un instant de ce qui correspondait à sa définition de la beauté, soit, plus probablement pour fixer le brouillard là où il savait que se trouvait, bien trop loin pour être aperçue à cette hauteur même par temps clair, la frontière naturelle entre son pays et l'inconnu, le fleuve appelé le Dracung marquant la limite des terres qui lui étaient destinées.

La légende d'AscalonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant