Chapitre 27 : Sigmar

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Le terrain où s'était développée la forêt se trouvait très accidenté, ce qui offrait de multiples cachettes. Le militaire à la retraite rassembla le plus de nains possibles, et le village prêta quelques chevaux à la délégation. Ils prirent aussi une arbalète –la seule que les villageois possédaient- et des cordes pour maîtriser le centaure. Puis, ils s'organisèrent en plusieurs groupes afin que la battue soit efficace. Aucune trace n'indiquait quelle direction suivre. Cependant, après quelques temps, les nains trouvèrent un campement vide.

Il y avait un feu, une tente de fortune, et à l'intérieur, les vivres volés à la délégation avec d'autres choses encore ; des queues de lycanthropes étaient suspendues à un piquet.

« Postons-nous ici et attendons-le. » proposa un nain.

Mais l'idée fut vite abandonnée : le centaure paraissait être un excellent traqueur, et il ne risquait pas de venir à son campement alors qu'une dizaine de traces y convergeaient. Géraud ordonna à une poignée de nains de monter la garde par sécurité, et ils se remirent en chasse.

La battue continuait, sans que le groupe ne trouvât le centaure. Il y avait bien quelques chasseurs parmi les nains, qui s'efforçaient d'avancer silencieusement ; mais ils avaient plutôt l'habitude de poser des pièges que de traquer. Géraud allait abandonner quand un mouvement au loin lui fit tourner la tête ; il vit deux yeux cachés entre des branchages qui l'observaient.

« Par là ! » cria Géraud.

Il mit son cheval au galop, ceux qui le pouvaient le suivirent. Le centaure s'enfuyait vite, l'héritier des Marches crut qu'il le perdrait de vue. Mais bien au contraire, l'écart se comblait, et l'adolescent pu mieux discerner la silhouette du fuyard. Il s'agissait d'un jeune centaure, sûrement plus jeune que lui.

Enfin, Géraud le dépassa et dégaina Ascalon en enjoignant son adversaire à se rendre. Celui-ci n'en fit rien ; il s'arrêta, sortit sa propre épée du fourreau qu'il portait sur son dos. Les nains arrivèrent au début de l'affrontement.

« N'intervenez pas ! » s'exclama Géraud.

Le centaure lui asséna un coup terrible et continua par plusieurs répliques très rapides. Géraud parvint à les contrer, bien que leur violence lui coupa le souffle. Néanmoins, il reconnut dans l'enchaînement qu'il subissait un de ceux que lui avait appris Faërich, et répondit instinctivement par un coup que lui avait enseigné son sévère instructeur.

Le jeune centaure ne s'attendait pas à ce mouvement, propre à l'art martial des centaures, et fut déstabilisé. Géraud put en profiter pour le blesser au bras. D'autres nains encore arrivèrent, apportant avec eux les cordes. L'ancien militaire fit son apparition et pointa l'arbalète vers le pilleur. Il lui décocha un carreau sur le flanc.

Les nains avaient fait des nœuds en lasso en un clin d'œil. Le jeune centaure vacilla, et ses adversaires en profitèrent : un nain réussi même à lancer un nœud qui s'enroula autour du cou du voleur. Ils tirèrent de toutes leurs forces sur les cordes. Le centaure ne tomba pas tout de suite. Il se débattit avec beaucoup de vigueur, et agita son épée dans le but de trancher quelques liens. Mais un autre carreau l'atteignit sur une patte, et il s'écroula.

La bourgade remercia chaudement la délégation pour son aide ; Géraud fut plus particulièrement au centre des attentions : les paisibles villageois qui avaient vu son combat avaient été très impressionnés et faisait le récit de ce moment avec beaucoup de verve, déformant la réalité sans s'en apercevoir. Ainsi donc, l'on remercia beaucoup ce jeune homme qui avait si victorieusement défait le centaure.

Sur la demande du responsable de la défense, le groupe emmena le centaure afin qu'il fût jugé à Dologne, pour vols répétés de plusieurs villages et attaque d'une délégation. Le fautif ne décrocha pas un mot, ne répondit pas aux railleries mesquines que lui firent les nains ; en vérité, il eut une attitude qui correspondait moins à un hors-la-loi arrêté qu'à un prince prisonnier de la plèbe.

En chemin, l'héritier des Marches interrogea le centaure, afin de savoir ce qu'il faisait ici, mais n'obtenu pas de réponse. Seul Gratien Tourton proposa une hypothèse :

« Si mes souvenirs sont exacts, il me semble bien avoir lu quelque part –ou entendu, d'ailleurs, mais passons- il me semble bien avoir lu que les centaures ont établi dans leurs lois – et nul ne peut y déroger- un rite, un rituel, de passage à l'âge adulte, la Kryptie ; elle consiste pour les jeunes centaures à errer pendant un an à l'instar des bandits de grands chemins... »

L'expression « des bandits de grands chemins » sembla plaire à Gratien. Il inspira comme s'il avait dit quelque chose de très poétique et reprit :

« Ces centaures sont bannis de toutes les communautés, de tous les villages, hameaux, bourgades ; en fait, plus précisément, ils sont bannis de tous les lieux habités de leur pays ; ils doivent voler ou traquer leur nourriture pour survivre, comme le feraient des bêtes sauvages ; et si quelqu'un les voit en train de piller, ils sont battus et chassés. Terrible, terrible vie ! Normalement, ils ne sont pas censés s'exiler dans d'autres contrées. Mais cela doit arriver quelque fois. Devenus barbares pour les barbares eux-mêmes, quel sens des lois reste-il à ceux qui ont à subir un passage forcé vers la nuit et vers le crime ? Leur existence même est un délit, et ces pauvres hères sont comparables à des insectes qui ne peuvent pas s'approcher d'une flamme sans se brûler et qui...

- Vivre la Kryptie est privilège réservé aux guerriers ! Je devrais t'égorger, espèce de gros pourceau boueux ! » interrompit avec rage le centaure ; de toute évidence, il n'avait pas réussi à supporter la tirade du conseiller jusqu'au bout.

Gratien sursauta, figé par la stupéfaction. La menace et l'insulte le firent pâlir.

« Tais-toi, ordonna aussitôt Géraud ; pour l'instant, c'est toi qui est le plus menacé et le plus impuissant. Même le plus faible de nous pourrait te trancher la gorge s'il le voulait. Alors ce n'est pas la peine de fanfaronner comme si tu étais un grand guerrier. »

Le prisonnier dévisagea Géraud, mais ne lui répondit pas.

L'héritier des Marches avait espéré proposer au centaure un marché, et, contre la délivrance de ce dernier, avoir un nouveau maître d'arme – dont il avait cruellement besoin. Mais devant tant d'hostilité, cet arrangement semblait sérieusement compromis.

Durant la suite du voyage, le jeune captif accepta parfois de répondre à quelques questions, notamment si c'était Géraud qui les lui posait. Tout comme Faërich, le prisonnier avait un prénom long comme le bras ; ses gardiens n'en retinrent que les premières syllabes, « Sigmar ». Ce dernier ne parut pas apprécier qu'on ampute de plusieurs syllabes son nom, et ignora tout d'abord ceux qui l'appelaient de cette façon.

Les nains ne lui en tinrent pas rigueur. Bien au contraire, son mutisme et son arrogance excitèrent leur fantaisie, et leur inspirèrent respectivement deux nouvelles dénominations : « la mi-bête » pour la ressemblance avec « l'ami bête », ou « Sa Majesté des rapines ». Au final, le centaure préféra encore « Sigmar », et quand il fut arrivé à Dologne, il était totalement habitué à son nouveau prénom.

La légende d'AscalonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant