Sous l'action du soleil, le brouillard commençait à disparaître, et révélait le pays au-delà du fleuve. Géraud se retourna plusieurs fois par peur d'être suivi, mais ne remarqua pas âme qui vive. Le fleuve ne fut bientôt plus visible ; sans aucun doute, personne n'aurait osé s'aventurer si loin, quand bien même on eut appris qu'il avait franchi les frontières. Ce n'était plus les hommes qui étaient à craindre, désormais.
Quand les deux fuyards commencèrent à avoir faim, ils s'abritèrent de la bise derrière une butte, et déjeunèrent d'un peu de pain et de fromage. Devant eux s'étendaient quelques collines verdoyantes telles qu'on pouvait les voir depuis les frontières des Marches ; mais, jusqu'alors invisible, une grande dépression menait à un bois de bouleaux qui s'étendait derrière. Elle était très pentue et faisait un creux soudain, si bien que l'adolescent cru d'abord qu'il s'agissait d'une falaise, et qu'il faudrait la contourner. Ce n'est que lorsqu'il s'approcha qu'il s'aperçut qu'elle ne tombait pas à pic et qu'avec un peu de prudence l'on pouvait y descendre.
Après avoir mangé, Ylaine demanda à Géraud de rester où il était, descendit la pente, et le jeune homme ne la vit plus pendant quelques instants. Son absence l'inquiéta bientôt, et ce fut quand il décida de partir la rejoindre qu'il la vit revenir. Ils se remirent en selle ; elle guida le cheval jusqu'à un petit sentier de terre battue qui traçait un passage entre les collines et les arbres, et que leur monture emprunta. Le sol était piqueté de teintes tantôt ocres, tantôt orangées, tantôt rouges, et répondait aux couleurs des ramures. Parfois, le sentier disparaissait, recouvert de feuilles ; à d'autres occasions, il était impossible de prédire son tracé tant il se cachait derrière les collines pour ne redevenir visible qu'au tournant suivant.
Chemin faisant, dame Ylaine commença à expliquer quelles avaient été les relations de feu le Comte des Marches avec les autres espèces. Avec déplaisir, Géraud apprit ainsi que Pierrick des Marches, son père, connaissait les monstres et avait même sympathisé avec eux, au nez et à la barbe de son peuple et de son fils. Néanmoins il se retint de tout commentaire puisque cette situation pouvait s'avérer bénéfique, si ces créatures se montraient aussi sages que dame Ylaine. Son professeur ajouta que le pays le plus proche du Comté des Marches, géographiquement et diplomatiquement parlant, était le pays des Nains.
« Dans ce cas, c'est eux qu'il faut rejoindre afin de jeter toute la lumière sur l'incendie de Mestre. Quel sont les autres empires, et dans lequel nous trouvons-nous ? Je suppose qu'il y a les lycanthropes, les goules et...
-Vous n'y êtes pas du tout, le coupa dame Ylaine. Il s'agit des Fées, des Elfes et des Centaures. Nous nous trouvons ici sur un territoire que l'on nomme le Pays de Gemmes, et qui n'appartient à aucun empire.
- Pourquoi n'ai-je jamais entendu parler de ces créatures-là ?
- Il y a encore trois semaines de voyages avant d'arriver chez les nains. Par conséquent, au lieu de répondre une à une à vos questions, mieux vaut que je vous trace à grands traits l'histoire des pays, et que vous me demandiez des précisions après.
La naine réfléchit un instant, comme pour se demander quel angle serait le plus facile à aborder. Elle regarda distraitement les feuilles au sol qui tourbillonnaient dans la brise, et le chemin qui, coincé entre deux collines, s'était fait plus étroit. Pour ne rien omettre, elle commença par le début d'un conte très long et très ancien, qui avait valeur de récit fondateur pour les quatre empires.
Au commencement n'existaient que les roches de feu, qui flottaient dans le néant. Les roches de feu existaient et dissipaient la lumière à l'extérieur d'elles-mêmes ; puis elles mourraient lorsqu'elles s'étaient épuisées à briller dans le vide. Dans le vide les pierres vives brûlaient, et les pierres mortes flottaient froides et nues dans le néant, bientôt rejointes par les pierres vives.
Un jour, une étoile cessa de briller, et ne mourut pas. Sa lumière ne se dissipait plus dans le vide, elle se répandait à l'intérieur d'elle-même. Elle s'infiltra dans la pierre et se concentra en un seul endroit. La roche sans lumière resta roche, la roche avec la lumière devint le Dragon Gemmes, et sa peau des pierres précieuses qui laissaient voir la lumière mais ne la dissipait pas. Et la puissance de Gemmes transcendait alors toute chose. Mais il ne voulut pas garder cette puissance pour lui et ne rien accomplir. Il détacha donc de sa peau une écaille de rubis, une écaille d'émeraude, une écaille de saphir, et une écaille de diamant.
Il enfouit l'écaille de rubis au centre de la terre ; la lumière devint chaleur et amollit la roche. La roche fut amollie et devint terre, terre chaude près de l'écaille de rubis, puis terre froide, non plus dure comme la roche, mais prête à être creusée et ensemencée. Il posa l'écaille d'émeraude sur le sol et les arbres et les plantes se mirent à pousser, abritant toutes les créatures qui rampent. Il laissa tomber l'écaille de saphir, elle se transforma en pluie, et créa les océans, les mers et les cours d'eau, ainsi que toutes les créatures qui nagent. De l'écaille de diamant il tapissa le ciel et il y eut de l'air, ainsi que les oiseaux et toutes les créatures qui volent.
Puis il détacha cinq pierres de sa peau et les brisa en mille éclats. Mille et mille éclats furent brisés ; cinq fois mille pour les cinq peuples ; le Dragon Gemmes donna naissance à son peuple qu'il aima dès sa création. Comme cinq fils d'une même famille il créa les cinq peuples. D'un même mouvement il les créa, si bien qu'il n'y eut pas d'aînés ni de cadets, mais cinq frères égaux qu'il aimait également. Des mille éclats de mellite il créa le peuple homme, des mille de nacre fit le peuple fée, des mille de jais façonna le peuple centaures, des mille de corail fit naître le peuple nain, des mille d'ambre sculpta le peuple elfe. Et le Dragon Gemmes aimait pareillement ses cinq fils les cinq peuples, pareillement il les chérissait.
Ces peuples ne brillaient pas mais la lumière était en eux et ne se dissipait pas. Gemmes se plaça au centre des peuples créés ; tous les peuples vivaient ensemble, comme des frères ils dormaient et vivaient ensemble. Aucun pays n'existait, hormis le lieu où Gemmes demeurait. Ce lieu, Gemmes le délimita par la trace de sa griffe, et cette trace devint le Dracung, le fleuve qui n'a pas de source ni de fin et qui pourtant ne cesse de couler. Les peuples remercièrent Gemmes de leur avoir donné la lumière et l'aimèrent, et Gemmes distribuait ses bienfaits à tous les êtres vivants. Ainsi, toutes les choses et tous les êtres étaient reliés à Gemmes et reliés entre eux, l'équilibre régnait.
Envoûté par le conte qu'Ylaine récitait par cœur, Géraud avait oublié le paysage autour de lui. Bien que l'histoire eût une sonorité familière, il soulevait quelques inquiétudes dans l'esprit du jeune homme. L'idée de ce dragon tout-puissant ne lui plaisait pas beaucoup, même s'il ne s'agissait que d'une légende. Par ailleurs, le Dracung qui était mentionné dans le conte ne lui était pas inconnu, puisqu'il s'agissait justement du fleuve qu'il venait de traverser quand il avait quitté le pays des hommes. En d'autres termes, selon le mythe Géraud venait de pénétrer dans le territoire sacré du dieu qui gouvernait tous les monstres. Cette pensée lui faisait froid dans le dos. Le conte lui sembla assez incomplet, puisque ni les vampires, ni les lycanthropes ni les goules n'étaient nommés.
Plongé dans ses réflexions, le jeune homme fit instinctivement tourner sa monture pour suivre une bifurcation. Cependant, il dû sortir de ses pensées, car un autre cheval bloquait le passage étroit et le sien n'avançait plus. Géraud leva la tête pour regarder le cavalier, et une fraction de seconde lui suffit pour observer que le cheval n'avait pas de tête ni le cavalier de jambes : le tronc de l'homme se fondait avec le corps de la bête.

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La légende d'Ascalon
FantasyGéraud est le fils du seigneur des Marches, destiné à lui succéder. Sa vie bascule quand des créatures ravagent l'endroit où il vivait. Sans terres et sans allié, son pouvoir est menacé ; tout ce qui lui garantit sa légitimité est Ascalon, l'épée lé...