Durant les trois mois qui suivirent, Géraud fit construire des postes avancés, des casernes, lança une production massive d'armes, créa une armée sur le principe du volontariat, fit appel aux forgerons attitrés du palais pour repenser la conception des cottes de mailles et des casques. En parallèle de ces actions militaires, de la nourriture fut apportée aux sinistrés, bien qu'elle restât en quantité insuffisantes. Le pays s'ébranla rapidement pour répondre à des exigences pourtant en partie contenues : Géraud évitait les propositions trop audacieuses pour que les autres membres du conseil n'allassent pas de nouveau demander sa démission, et le roi modifiait souvent les décrets découlant des comptes rendus. Haldor III donnait alors l'image d'un roi bienveillant qui freinait les ardeurs d'un enfant en dehors des réalités, ce qui rassurait les conseillers.
Le jeune homme aurait souhaité recruter un nombre de soldats imposé, afin de pouvoir bâtir plus de postes avancés. Mais le temps manquait : les nains devaient être entraînés avant de pouvoir se battre, et la défense du pays nain, quasi inexistante auparavant, se mettait en place avec beaucoup de difficultés.
Comme avait pu le remarquer Géraud, la circulation à l'intérieur des terres se trouvait facilitée par les routes pavées, et des marchands de la province venaient souvent à Dologne. Cela permettait au palais de se tenir au courant de l'avis de la population, bien que de façon assez informelle et peu rigoureuse. On apprit rapidement que les villages frontaliers se sentaient soulagés, alors que l'intérieur des terres, qui avait entendu des rumeurs sur les monstres sans jamais en voir, s'interrogeait sur la gravité de la situation. Certains s'insurgeaient contre le gouvernement, qui à leur goût prenait trop au sérieux les superstitions des frontaliers. Cette vague d'incompréhension demeurait d'autant plus difficile à calmer que le gouvernement lui-même avait jusqu'à présent minimisé la réalité des faits, afin de ne pas perturber l'économie du pays.
Mais Géraud ne redoutait vraiment ni le mécontentement de la population, ni une crise de l'économie. Au contraire, l'un et l'autre lui paraissaient, bien que regrettables, inévitables. Sans confier ses soupçons, il vit arriver un matin ce qu'il craignait.
Il discutait d'une taxe pour augmenter les fonds de l'armée ; comme toujours le jeune homme s'efforçait de montrer en quoi cette mesure était nécessaire, et qu'il était inutile de débattre de la possibilité de s'en passer, tandis que les conseillers s'acharnaient à décrire les inconvénients qu'une telle mesure présenterait. Malgré le feu de cheminé, la salle restait assez froide, et tous gardaient sur leurs épaules des capes fourrés d'hermines ; Géraud portait celle, de très bonne facture, que lui avait offerte le roi lors des festivités organisées pour l'accueillir. Néanmoins, l'envie l'avait parfois pris de retirer la chevalière de son père dont le métal glacé bleuissait la phalange qu'elle enserrait.
Un messager était rentré tout à coup dans la salle, et avait apporté à Géraud une lettre que ce dernier lu à voix haute.
Durant la nuit même ainsi que celle d'avant, avaient eu lieu les deux raids les plus importants que le pays eut connus. La première nuit, les loups-garous avaient détruit la majeure partie des postes avancés, et avaient rasé les villages aux alentours, ne se contentant plus de tuer quelques villageois et de repartir. La deuxième nuit, ils s'étaient enfoncés bien plus loin dans les terres qu'ils ne l'avaient fait jusqu'à présent, pour incendier des hameaux qui n'avaient jamais subi ces raids auparavant, et qui étaient donc sans protection.
« C'est impossible, nous n'avons jamais eu autant de défense ! Pourquoi les lycanthropes nous attaqueraient-ils maintenant ? s'exclama un conseiller en se levant.
- Parce que c'est un message, un avertissement. » répondit Géraud le plus calmement qu'il put.
Un officier se leva aussi, et les autres nains l'imitèrent.
« C'est absurde ! Les lycanthropes n'ont aucune intelligence, ils sont incapables d'élaborer un plan d'attaque !
- En effet. Ils sont donc contrôlés par quelqu'un. »
Cette dernière remarque déclencha une foule de commentaires et d'exclamations. Certains clamèrent l'état critique de la situation, d'autres montrèrent toutes les possibilités qui s'étaient désormais fermées à eux ; et des conseillers commencèrent à accuser les mesures prises précédemment comme étant directement liées aux tragédies qui venaient de se produire.
Géraud tenta de les raisonner, mais tous les conseillers avaient des idées trop urgentes à expliquer pour laisser les autres exprimer la leur. Leurs opinions restaient d'autant plus confuses que le pays n'avait jamais eu à affronter une situation de cette gravité dans le passé. Le jeune homme ne parvenait pas à ramener le calme dans la pièce. Peut-être y serait-il parvenu avec une vingtaine d'années de plus ; mais les nains le considéraient comme un enfant et ne jugèrent plus bon de se référer à lui.
L'adolescent regarda quelques secondes autour de lui avant de décider ce qu'il voulait faire. Sur le mur se trouvait un écu en métal représentant un marteau croisé avec un maillet, et au-dessus des deux outils une pièce naine. Géraud se rapprocha de l'écu, dégaina Ascalon et frappa le plus fort qu'il put. L'écu était de bonne facture, mais l'épée aussi ; un éclat vola et le bouclier se fissura. Bien sûr, le tout produisit un bruit formidable.
Une violence si inattendue et si absurde choqua les nains qui se turent, eux si peu habitués à des démonstrations de force. Seul l'un deux s'exclama :
« Mais vous êtes complétement fou !
- Oui, fou de rage ! répliqua aussitôt Géraud. Ne faut-il pas être le dernier des idiots pour ne pas se rendre compte de la situation ? Est-ce que vous n'êtes pas capables de comprendre qu'il s'agit d'une stratégie pour que nous abandonnions la construction de nos défenses ? Mais allez-y, suivez les conseils de vos ennemis, et ils pourront envahir ce pays au moment où ils le souhaiteront ! La vérité, c'est que les mesures que vous accusez auraient dû être prises beaucoup plus tôt, afin qu'aujourd'hui nous ne soyons pas à la merci de bêtes sauvages ! »
Les exclamations reprirent de plus belle : « les constructions n'avanceront jamais assez vite ! » ; « alors il faut les garder ! » ; « nous n'avons pas d'armées !» ; « mobilisons la garde royale ! » ; « le palais restera sans défense ! » ; « Idiot, il l'est déjà à l'heure actuelle ! ». D'autres phrases encore ponctuèrent la conversation et se noyèrent dans le flot sans que personne ne les retînt, pas même ceux qui les avaient prononcées. Les idées qui frappaient l'assistance étaient répétées, remises en cause, reformulées, jusqu'à ce qu'un nouvel obstacle se présente et qu'une nouvelle idée soit émise afin de compléter la précédente. La discussion garda un aspect chaotique et Géraud parvint à peine à la guider afin que le conseil ne perdît pas trop de temps sur des détails.
Après de vifs échanges, l'assemblée décida des points stratégiques pour établir de nouveaux postes, ainsi que du nombre de personnes qui devait les garder. La surveillance autour des constructions militaires encore debout serait redoublée. Il fallait aussi mobiliser une force de frappe pour tuer les loups-garous qui étaient encore à l'intérieur du pays. Conformément aux coutumes naines, il parut nécessaire que quelqu'un se rendît sur les lieux, et en particulier celui qui était à la tête de ce petit conseil. Géraud accepta sans montrer une once d'hésitation. Néanmoins, lorsqu'il sortit de la salle à la fin de la réunion, et qu'il serra sa cape afin de se protéger autant que possible du froid, son comté des Marches lui traversa l'esprit, et il n'osa pas se demander s'il avait une chance de le revoir un jour.
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La légende d'Ascalon
FantasyGéraud est le fils du seigneur des Marches, destiné à lui succéder. Sa vie bascule quand des créatures ravagent l'endroit où il vivait. Sans terres et sans allié, son pouvoir est menacé ; tout ce qui lui garantit sa légitimité est Ascalon, l'épée lé...