Chapitre 2

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Des larmes coulaient sans retenue sur mes joues. J'avais l'impression qu'on m'avait arraché une partie de mon âme. Allongée sous la pluie, une femme encore jeune, la peau claire, des boucles rousses tombant en cascades jusqu'aux épaules, semblait se reposer. Elle était belle, très belle. Mais la tristesse avait consumé ses traits, lui enlevant jusqu'à la vie. Il ne restait de cette beauté que de pâles vestiges. Ce spectacle donnait un visage au désespoir, je ne pouvais plus le supporter. Dans ma tête, il n'y avait qu'une seule idée qui me hantait depuis que j'avais revêtu cette robe noire:

"Tu l'as tuée... tu n'as pas été là, tu n'as pas su la sauvée. Tu l'as laissé mourir... tu l'as tuée..."

Envahie par un puissant sentiment de culpabilité, je me retournais et me laissais porté par mes jambes. Je marchais de plus en plus vite, comme portée par un élan incontrôlable. Je me mis à courir, je courais à en perdre haleine. Il fallait que je m'éloigne le plus possible de cette réalité parce que jamais elle ne pourrait être acceptable. Oui, il fallait que je cours avec ces tallons qui à chaque pas tordaient mes chevilles, il fallait que je perde mon souffle car comment pourrais-je avoir le droit de respirer si elle ne l'avait plus? J'avais mal, tellement mal. Comment survivre avec une telle douleur? Comment continuer à vivre alors que c'était intolérable?

Quand je m'arrêtais, mes jambes tremblantes ne me portaient plus. L'asphalte arrêta mon corps quand je tombais à genoux mais mon âme, elle, poursuivrait à jamais sa chute. 

J'étais seule au monde. Plus seule encore que je ne l'avais jamais été. J'aurais voulue disparaître là, maintenant, retourner à la terre. Moi qui ne suis pas croyante, à cet instant j'aurais pourtant voulu que quelqu'un apparaisse et m'admette enfin que tout ça, toute ma vie n'était qu'une énorme erreur. Qu'il me prenne par la main et m'emmène dans un endroit paisible ou personne n'aurait plus à prétendre que ma vie à du sens. Le monde oublierait, car ce serait comme si je n'avais jamais existé.

 Les gouttes de pluie dégoulinaient le long de mes boucles brunes, mouillaient ma veste. Je cachais mon visage dans mes mains le corps secoué de spasmes et de sanglots de désespoir:

-Maman... qu'est-ce que j'ai fais...

J'entendais ma sœur m'appeler au loin, je n'avais pas la force de répondre. Sa poigne m'obligea à me lever, et une fois debout elle me serra fort dans ses bras. Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés ainsi, à pleurer sous la pluie comme deux enfants perdues mais ça faisait du bien de me rappeler que quelqu'un partageais ma peine: en fait c'était exactement ce dont j'avais besoin. Nous sommes rentrées à la voiture sans un mot, bras dessus bras dessous. Je me sentais complètement vidée. Je m'endormis à mi-chemin sur l'autoroute la tête appuyée contre la vitre pleine de buée, avec dans mon coeur le sentiment d'un vaste trou que rien ne pourrait combler.

J'entrouvris les paupières. Un simple coup d'oeil au papier peint beige défraîchis à motifs floraux suffit à m'indiquer où je me trouvais. J'étais dans la chambre d'amis chez ma grand-mère, emmitouflée sous un tas de couette qui pesait plus lourd que moi. Je sentais le doux froissement de mon pyjama contre ma peau et la serviette rugueuse qu'on avait posé sous mes cheveux trempés pour ne pas mouiller l'édredon. Il y avait une seule chose que j'avais vraiment envie de faire. Je regardais l'heure sur mon portable: deux heures du matin. Tout le monde était couché à cette heure-ci, aucun risque qu'on me repère. Je trouvais la force de me lever et de m'habiller chaudement. J'enfilais mes bottines et sortait dehors par la baie vitrée du salon, sans faire de bruit. De là, je traversais lentement le jardin et passait le portillon en bois sans le refermé. Je frissonnais dans l'air frais de la nuit, mes cheveux étaient encore humides. Je marchais le long d'un petit chemin de terre et de cailloux qui serpentait dans les champ, sous la lueur pâle de la lune. Cela faisait longtemps que je n'était pas venu ici, trop longtemps. Je serrais mon manteau contre moi et accélérait le pas. Autrefois, j'allais le voir tout les jours. Je trouvais en lui réconfort et compréhension. C'était le seul endroit où je savais qu'on ne me jugerais pas. Alors je venais et je lui racontais tout, mes peines, mes joies, mes déceptions, mon amertume. Il savait tout de moi. Il était patient, et bien plus sage que la plupart des Hommes. Il était mon ami et mon confident. Ces derniers temps je n'avais pas eu le loisir d'aller le voir, même si je l'aurais souhaité: les occasions d'échapper à la surveillance de ma soeur et ma grand-mère se faisait rare. Je me contentais donc de ne lui rendre visite que quand tout allait vraiment trop mal. 

Livre 1: HiverOù les histoires vivent. Découvrez maintenant