18. Le réacteur

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Tous les bâtiments fonctionnels de Quatorze, habitations, hôpitaux, fermes, hangars de maintenance, ne dépassaient pas les dix mètres de haut, comme pour accentuer la hauteur de la voûte. Le réacteur tranchait par son gigantisme. Il formait un pilier de béton circulaire, accolé à la paroi rocheuse de la bulle, dont il semblait supporter le poids colossal.

Mikhail suivit la lueur de projecteurs à batterie qui formaient comme une traînée de petits cailloux blancs. Sous leur éclairage affaibli, le sol poussiéreux de Quatorze ressemblait aux neiges sales des alentours d'un complexe industriel.

Il aperçut une porte métallique de dix mètres de haut, bloquée en position ouverte. Elle portait des traces de découpage à la torche plasmatique ; le B2 l'avait forcée en investissant la ville souterraine. En traversant cette bouche, Mikhail eut l'impression qu'il pénétrait une chambre encore plus vaste que la ville, comme si le réacteur donnait l'accès à des espaces souterrains inexplorés. Il secoua le faisceau de sa lampe, balayant des robots de chantier hors d'usage, des engins de construction et d'excavation. Le personnel de Quatorze s'était sans doute imaginé pouvoir agrandir la ville en cas de besoin.

Ces monstres endormis aux pinces sommaires, à la mode du 21e siècle, ressemblaient à des carapaces de crabe abandonnées au fond de l'eau. Il crut voir surgir des murènes dans leurs orbites éteintes. Plus que jamais, Mikhail se sentait flotter dans l'ombre comme dans des profondeurs aquatiques.

Que suis-je venu chercher ici ? songea-t-il.

Hormis le verrou éclaté à l'entrée du hangar, hormis quelques traces de pas dans la poussière, il ne retrouva la trace d'aucun almain du B2. Ceux-ci avaient déjà été absorbés par l'ombre. Il continua néanmoins d'avancer, car il n'avait plus le choix. Il traversa des couloirs de service, des salles de contrôle éteintes, bifurquant chaque fois qu'il se heurtait à une porte fermée. Sans doute avait-il fait plusieurs fois le tour de la structure centrale, qui enfermait le réacteur, ou peut-être avait-il changé de bâtiment lorsqu'il rencontra les premières salles où le B2 avait installé des cryomodules.

Les sarcophages à taille humaine étaient alignés sur quatre files, sous la supervision de néons fatigués. Ils étaient tous vides. On avait frappé leurs vitres fumées jusqu'à les fendre, au moyen de barres de fer abandonnées dans les allées. On avait ravagé les écrans tactiles de leurs postes de contrôle. On avait battu les tableaux d'affichage principaux jusqu'à ce qu'il n'en subsiste que des vitres noires égarées sur les murs comme des yeux sans vie.

Aucune société almaine, pas même celle formée quelques heures durant par les cinq cent rescapés de Quatorze, ne pouvait se protéger du chaos.

Le chaos qui régnait à la surface était entré avec eux, il les avait suivis dans les tubes d'ascenseur. Les almains étaient de prodigieux outils entre ses mains. Les derniers espoirs de la Terre clignotaient derrière ces vitres brisées et ces cadrans endormis.

En retournant sur ses pas, Mikhail découvrit de nouveaux accès. En montant un escalier métallique, il trébucha sur quelque chose, sa lampe torche lui échappa des mains et disparut plusieurs étages plus bas. Il s'accrocha à la rampe et se traîna, marche après marche. Il s'imaginait désormais qu'avec assez d'effort, en montant assez haut, il sortirait de Quatorze, surgirait au sommet d'une montagne, libéré de la vague d'ombre.

Un rectangle orangé se découpa devant lui.

Mikhail reprit espoir.

Il lutta contre l'écoutille pressurisée, peut-être sortie d'un sous-marin, et celle-ci sembla lâcher par dépit. La porte s'ouvrit en grinçant. C'était la salle de contrôle principale du réacteur. Plusieurs fauteuils étaient disposés devant un assemblage d'écrans et de panneaux de contrôle. Une veste du B2 pendait sur l'un des dossiers. Il se demanda comment elle était arrivée là.

Mikhail tira un des fauteuils et s'y assit.

Les écrans secondaires affichaient des messages cryptiques en hindi, qui fusaient comme les questions d'un journaliste politique. Il contempla leur défilement ininterrompu avec un certain détachement, certain que cela ne le concernait pas.

L'écran principal, de deux mètres sur deux, lui offrit la vue d'un soleil. Une boule de plasma en rotation, glacis de jaune et d'orange d'une grande beauté, d'une puissante lumière et d'une étrange froideur. C'était le cœur du réacteur à fusion, plongé dans un champ de confinement magnétique. L'image était traitée pour en ôter la luminosité.

Il fonctionnait normalement.

Mikhail laissa son regard courir sur les panneaux de contrôle. Il ne restait sans doute qu'une manipulation simple à faire pour rallumer les soleils de Quatorze. Il appuya sur un bouton au hasard, ce qui n'eut aucun effet, et ne fit pas même dévier les litanies interminables de caractères verts sur fond noir des autres écrans.

Il est encore possible de sauver la Terre, se dit Mikhail. Nous avons encore une étoile, un soleil artificiel, qu'ils n'ont pas pu nous enlever.

Il rapprocha son visage de l'écran, inquiété par une petite tache noire au centre de l'image. Car les autres taches sur le plasma étaient mobiles et celle-ci demeurait fixe, telle un pixel mort sur le capteur optique. Comme il essuyait l'écran avec la manche de sa veste, la tache se mit à grossir. Au début, il n'en était pas certain. Il régnait un tel contraste entre l'obscurité dans la pièce et la lueur du plasma que le simple fait de regarder quelque chose fixement le faisait changer de forme. Mais bientôt, l'ombre envahit la moitié de l'image et plus aucun doute ne fut possible.

« Non ! » cria Mikhail.

Il frappa du poing contre l'écran.

« Non ! Non ! Non ! » répétait-il.

Mais l'ombre mangeait le réacteur de Quatorze, et au terme de son festin, elle ne laissa à Mikhail qu'un vague cercle jaunâtre, une lumière tout juste bonne à lui indiquer la porte de sortie.

Le directeur du BPS parcourut les couloirs à tâtons, peut-être des jours durant, avant de descendre dans les rues de la ville souterraine. Les projecteurs installés par le B2 s'étaient éteints. La lumière s'en était arrachée et dissoute dans l'air, lui permettant tout juste de voir ses pieds.

Il leva la tête vers la voûte et découvrit les frondaisons d'un arbre immense, qui occupait toute la bulle de Quatorze. Ses racines puissantes avaient fait éclater le sol, l'obligeant à de multiples détours avant qu'il puisse atteindre son tronc large comme un immeuble, planté au centre du dôme.

Le serpent s'était lové dans ses branches. De son corps changeant, car fait de brume, émergea une tête monstrueuse, sur laquelle les grands yeux blancs changeaient constamment de place. Mais sa voix se voulait toujours aussi rassurante.

« Tu as beaucoup tardé, Mikhail. Tu es le dernier almain sur Terre. Tous les autres sont partis avant toi, et ils t'attendent sur le chemin des âmes.

— Quel est cet endroit ? Quel est cet arbre ?

— C'est l'arbre de la connaissance. Toutes vos civilisations, tous vos philosophes, vos scientifiques et vos poètes ont suspendu quelques fruits à ses branches. Je suis monté dans l'arbre pour les dévorer. C'est presque terminé pour la Terre ; mais cet arbre n'est qu'une ramification d'un arbre plus grand encore, qui s'étend dans tout l'univers. »

Mikhail posa sa main sur l'écorce. Il s'attendait à un contact rugueux et froid, mais la surface de l'arbre était souple comme une toile tendue, et sa main s'y enfonça.

« Il n'est pas encore visible, expliqua le serpent. Mais lorsque j'aurai consommé tous vos mondes, et que toutes vos âmes seront retournées à l'Anh, il ne restera plus que l'ossature de cet univers – l'arbre-monde Yggdrasil. Celui que j'abattrai. »

Mikhail chercha longuement du regard et il aperçut quelques baies rouges suspendues dans les branches mortes, comme hors d'atteinte du serpent.

« Il reste encore des fruits dans l'arbre, remarqua-t-il.

— Oh, oui. C'est qu'une poignée de terriens m'a encore échappé, et ils traînent dans leur sillage quelques fragments de la Terre. Mais un homme qui abandonne sa maison en pleine tempête n'ira pas bien loin. »

Mikhail s'écarta du serpent, et c'est en reculant qu'il marcha dans les pas de son absence.

Il disparut à son tour ; son nom s'effaça des tables de la mémoire almaine ; une nouvelle silhouette désincarnée se mit en marche sur le chemin des âmes.

Nolim VII : L'Extinction des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant