51. Te voilà

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« Ah, te voilà enfin. »

De forme, l'océan, le ciel et le rivage qui les séparait étaient identiques à ceux de Stella Rems, et Lanthane fut aussitôt happée par un sentiment de déjà-vu.

Mais leurs couleurs se mêlaient comme sur une aquarelle ; des traînées rouges traversaient le ciel, qui s'enfonçaient dans la mer ; même le sable blanc donnait sa couleur à l'écume. Peut-être certains mammifères voyaient-ils le monde ainsi, mais Lanthane n'y était pas habituée.

« Qu'est-ce que tu attends ? »

Une femme persistait à lui parler, mais elle ne demeura qu'un emplacement vide durant plusieurs secondes, comme le socle d'une statue jamais bâtie. Sa silhouette se traça dans l'air, d'un trait mince comme un fil à plomb ; puis sur une transparence de verre, des couleurs lui vinrent.

Sa tunique beige portait quelques symboles décoratifs, des messages d'une langue perdue dans l'Omnimonde. Une myriade de taches orangées colonisait son visage, qui miroitaient comme du nacre, au même rythme que ses cheveux vifs. Mais plus que cela, le visage de l'inconnue frappa Lanthane, qui était habituée à différencier les profils humains de ceux des okranes. On aurait dit qu'il provenait d'un passé lointain ; la forme de son front, de son nez, la couleur et la position de ses yeux formaient un ensemble certes harmonieux, mais qu'on ne retrouvait plus que sur la statuaire figée de quelque civilisation disparue.

« Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça ? Je dois avoir l'air d'une humaine tout à fait normale. »

L'inconnue marcha pieds nus dans le sable jusqu'à la lisière des vagues ; elle cherchait quelque chose du regard dans l'océan.

« Et cet imbécile qui est en retard... est-ce que tu sais nager ?

— Oui.

— Et dans les rêves ? »

Lanthane écouta le bruit du vent répondant aux vagues, comme deux philosophes au café de Flore qui poursuivent leur conversation d'un jour sur l'autre.

« Nous sommes donc dans un rêve ?

— Où veux-tu que l'on soit ?

— Tu attends quelqu'un ?

— Il était censé apporter une barque, pesta la femme, pour qu'on traverse l'océan. Mais puisqu'il n'est pas là, c'est qu'il ne viendra jamais. Allons-y nous-même. »

Elle commença à rentrer dans l'eau, sans quitter l'horizon du regard.

« C'est sans danger. Je crois. »

L'océan était aussi calme qu'une piscine privée en été. La lumière qui tombait du ciel coulait sur sa surface et formait de grandes nappes rougeâtres, qui modifiaient la densité de l'eau. Lanthane s'y sentait flotter avec plus de facilité.

« Qui es-tu ? demanda-t-elle à l'inconnue qui nageait en tête.

— Crysée.

— Je suis...

— Je sais. J'ai lu ton nom. »

Comme elles avançaient depuis un certain temps, l'horizon vint à se rapprocher. Dans les rêves, Lanthane n'avait jamais voyagé autrement qu'en se laissant porter, comme le font la plupart des conscients. Confrontés aux errements de la physique de la Noosphère, ces esprits se montrent parfaitement crédules. Aussi, lorsque Crysée traversa cette barrière fixe et disparut, Lanthane ne s'en offusqua point.

Elle entendit un clapotis à côté d'elle, s'arrêta et tourna le regard.

Une salamandre, lovée dans une demi-coque de noix de coco, avançait en moulinant à toute vitesse avec ses pattes arrière, en soufflant régulièrement, car c'était un effort considérable. Comme elle passait à un mètre à peine de Lanthane, la créature s'arrêta net, ouvrit de gros yeux, regarda à droite et à gauche en espérant qu'on ne l'avait pas remarquée, tout en dérivant dans le mauvais sens.

« Et toi, qui es-tu ?

— Euh, Typhon, enchanté. Tu as vu passer Crysée ?

— Elle a déjà traversé l'horizon.

— Ah, celle-là, je me casse le dos à essayer de la suivre, et elle ne m'attend même pas. »

Battant d'un bras pour rester à flot, Lanthane attrapa la coquille de noix et la ramena vers elle.

« Pourquoi tu nages ? s'exclama Typhon. Tu as pied. »

Perplexe, Lanthane étendit ses jambes et rencontra un fond marin indubitable, fait du même sable aplani que la grève. La surface de l'eau elle-même, nonobstant les marques imprimées par la couleur du ciel, était d'une clarté limpide qui lui permettait de voir ses pieds.

« Alors voilà, lança Typhon. On veut tellement aller vite qu'on se fatigue la vie. C'est moi qui ai besoin d'un radeau ! Pas vous !

— Je peux peut-être te porter.

— Impossible. Je suis beaucoup trop lourd pour toi. »

Lanthane n'essaya pas de questionner cette affirmation. Ils traversèrent l'horizon ensemble, mais ce n'était qu'une sorte de miroir, qui plaça devant eux un océan d'une couleur différente, toujours aussi peu profond, et au loin le rivage noir d'une île volcanique.

« On est presque arrivé ! » se promit Typhon en continuant de pagayer.

Lanthane ne se hâta pas. S'il y a bien quelque chose que tous les rêveurs finissent par apprendre, c'est qu'il n'y a pas de temps dans les rêves, ou en tout cas, que le Temps regarde ailleurs. Elle marcha pas à pas sur le sol devenu basaltique, fait de coulées irrégulières. Lorsque Typhon mit enfin pied à terre, Crysée les attendait sur le rivage, à l'ombre de fleurs géantes dont les tiges violettes portaient à plusieurs mètres de haut.

« Te voilà enfin, ô Typhon, Seigneur du Déluge, Roi des Tempêtes, pourfendeur de Shesha.

— Oui, moi dont l'haleine...

— Ne parlons pas de ton haleine, c'est un peu gênant. »

Crysée fit un geste laconique indiquant de la suivre. Un chemin approximatif serpentait entre les plantes. Entre deux accélérations pour les rattraper, Typhon s'arrêtait pour renifler.

« Où sont les chats ? demanda-t-il.

— Les chats ne viennent que quand on ne les attend pas, dit Crysée.

— C'est que la dernière fois, l'un d'entre eux a essayé de me manger.

— Eh bien, noie-le sous ton souffle toxique. »

Typhon émit un soupir excédé.

« Où allons-nous ? demanda Lanthane.

— Tu ne lui as rien expliqué ?

— Elle ne m'a rien demandé, dit Crysée en haussant les épaules.

— Bon. Hum. Reprenons depuis le début. Je suis Typhon, Seigneur du Déluge, Roi des Tempêtes, et mon haleine... enfin, bref, je suis très effrayant. Devant nous, Crysée, grande Annonciatrice du Second Déluge. En résumé, j'ai failli détruire l'univers une fois, Crysée a failli détruire l'univers une autre fois. Nous faisons la paire.

— Si tu le dis. Et où m'emmenez-vous ?

— Nous sommes dans un rêve. Mais pas dans « ton » rêve. Nous t'avons emmenée dans ce que l'on nomme la Noosphère, et nous avons traversé l'océan pour arriver à l'Océan Primordial, Océanos, autrefois repaire de tous les démons, et aujourd'hui, retraite d'un seul ermite.

— Quelqu'un que tu dois voir, dit Crysée en écartant une feuille aussi large qu'elle.

— Pourquoi moi ?

— Il t'expliquera tout.

— Je vais bientôt me réveiller, n'est-ce pas ?

— Évite. Sinon, nous aurons traversé la moitié de l'univers pour rien. »

Nolim VII : L'Extinction des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant