48. Le cœur de l'arbre

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Après avoir traversé trois mètres de roche, Typhon découvrit que l'envers de l'arbre-monde était tout à fait semblable à son endroit. Les racines de l'arbre, symétriques de ses branches, s'étendaient elles aussi en hauteur dans un espace vide, pourvu de la même gravité.

Seules deux différences séparaient l'arbre de son reflet.

Ici, il n'y avait pas d'âmes, et une obscurité profonde cachait la véritable ampleur des racines.

Et Shesha, le serpent dévoreur, s'enroulait autour du tronc pour le déstabiliser.

Son corps monstrueux n'avait ni début ni fin ; ses anneaux formaient des embranchements de la même multiplicité, et chaque racine avait un serpent à sa taille, qui l'écrasait comme pour en presser la sève, et dont la tête sifflante y plantait ses crocs acérés.

Typhon faisait face à un adversaire coriace.

Fort heureusement, il avait, lui aussi, repris la pleine mesure de son titre.

Le Roi des Tempêtes se leva de toute sa hauteur ; sa tête se heurta presque aux frondaisons de l'arbre. Ses mains griffues arrachèrent les corps du serpent comme du lierre, commençant par les plus petits, puis les plus gros. Il continua ainsi jusqu'à ce que Shesha le remarque. Toutes ses têtes sifflantes fondirent sur lui. Mais leurs dents se brisèrent sur sa carapace ; son haleine toxique les déstabilisa ; il les écrasait d'un coup de poing en se servant d'Yggdrasil comme enclume.

Au même moment, Christophe atteignit le tronc de l'arbre-monde.

Il écarta doucement l'écorce et entra à l'intérieur.

Comme il le soupçonnait, il trouva la Source du Temps intacte. Celle-ci s'était asséchée ; les brouillards soulevés par le Temps s'étaient dissipés. Il ne restait plus qu'Anh, sphère de lumière de la taille d'un homme, flottant par-dessus une terre craquelée semblable à un fleuve à sec.

Christophe traîna Excalibur jusqu'au dieu primordial et d'un coup brutal, il brisa sa lame contre le sol. Aussitôt ressortie de son séjour, l'âme d'Aléane se raccrocha à lui et oscilla au-dessus de sa main. Elle rayonnait une paisible lumière.

« Regarde toutes ces âmes » lui murmura-t-il.

Car les frondaisons d'Yggdrasil brillaient encore au-dessus d'eux en constellations incertaines.

« Ces âmes forment l'univers. Cet univers qu'Anh rêve et que les Mille-Noms ont voulu détruire, il se trouve encore en elles, en germe. Mais le fleuve du Temps a brouillé leurs souvenirs. Et Jormugandr leur a pris leurs noms. Ils sont encore tous là, mais ils ne savent pas qui ils sont. »

La tenant à bout de bras, il approcha l'âme d'Aléane du dieu primordial. Elle lui sembla aussitôt plus légère, comme attirée par la lumière d'Anh.

« Mais toi, tu les connais tous. Tu connais tous leurs noms. Caelus, dans sa bibliothèque, voulait emmagasiner l'histoire de l'univers, mais il n'y est pas parvenu... pas aussi bien que toi, car l'histoire de l'univers... est ton histoire. »

Endormie comme Anh, elle ne pouvait ni l'entendre ni lui répondre. Il ne faisait que parler tout seul. Une secousse traversa la terre fendue de la Source du Temps, et de nouvelles failles s'y propagèrent.

« Commençons par le plus important, Aléane. Ce pourquoi je suis là. Ce pourquoi je t'ai portée jusqu'ici. Nous allons reconstruire l'univers à partir de toi. Les almains s'y éveilleront comme s'ils sortaient d'un rêve.

Quant à toi, dit-il en levant la tête vers Anh, tu ne t'éveilleras pas encore. Peut-être ne t'éveilleras-tu jamais. Ton univers est soumis à des lois cruelles, mais peut-être la seule issue est-elle de lutter à notre échelle de fourmis, pour que ces lois ne nous maintiennent plus dans leur tyrannie. C'est cette lutte que menait Aléane. »

Christophe fronça les sourcils.

« À moins... à moins que tu ne sois pas aussi endormi que tu le prétends. »

Où était vraiment Anh ? Dans la grande sphère qui flottait au-dessus du sol, ou dans la plus petite, qui était dans sa main ? Et si Anh avait construit l'univers imparfait, dans le seul but, dans le seul espoir que ses propres créatures le corrigent ? Et si Aléane était la rêveuse dans son propre rêve, qui guidait les almains vers la paix ? Voilà qui aurait pu nourrir des siècles de débats entre Caelus, Shan et Kaldor.

Mais Christophe n'avait pas le temps pour cette réflexion.

De toute manière, Kaldor aurait gagné les débats en arguant que toutes ces possibilités menaient aux mêmes effets. Pour lui, des hypothèses indistinguables auraient été, en pratique, équivalentes.

« Aléane... nous te sommes tous infiniment redevables, mais j'ai le sentiment de l'être plus que tous les autres. Tu m'as sauvé. Tu es ma rédemptrice. Je t'ai aimée. Et le lien qui nous unit est tel qu'il porte un nom. »

Il contempla une dernière fois sa lumière. Elle ressemblait à un coucher de soleil sur une plaine sauvage.

« Mais je le savais depuis le début, même si je ne voulais pas le reconnaître : nous avons fait notre chemin, tous les deux, et aussi difficile que ce soit pour moi, nous devons nous séparer. Tu as passé des millénaires dans l'Ouroboros. Ce qui t'attend désormais, je l'ignore. Mais c'est ce que tu voulais, n'est-ce pas ? »

Elle ne lui répondait toujours pas. Christophe lâcha la sphère couleur laiton, qui glissa jusqu'à Anh et s'y dilua. Un instant, les deux lueurs se mêlèrent, jusqu'à atteindre un équilibre. Il attendit quelques instants. Une goutte de lumière partit de l'équateur de la sphère et se mit à tourner autour d'elle comme un satellite. Puis d'autres la rejoignirent, jusqu'à former un anneau fait de toutes leurs trajectoires entrecroisées.

L'univers était prêt à renaître.

« Maintenant, Anh, à nous deux. J'ai voyagé loin, mais il me reste une dernière étape. Aujourd'hui, je deviens éternel. Tous tes secrets seront désormais miens. Ton nom est-il vraiment Anh ? Je vais t'en donner un autre. »

Car Typhon avait le pouvoir d'anéantir Shesha, et sa lutte touchait à sa fin. Mais l'arbre vacillait sur ses fondations. Le serpent s'enfonçait trop profondément dans ses racines ; une fois ôté, Yggdrasil s'effondrerait sur lui-même – à moins que quelqu'un d'autre vienne le soutenir sur son axe.

« Je suis venu pour cela, dit Christophe. Je suis le porteur d'âme. J'ai porté Aléane sur mon chemin. Mais maintenant, c'est toi que je vais porter. »

Nolim VII : L'Extinction des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant