46. Le guerrier

7 5 1
                                    


Je me suis fait un allié du Temps.

Je n'ai pas cherché à le leurrer, je n'ai pas tenté d'abuser de son pouvoir. Je respecte son écoulement.

Je suis patient.

C'est ainsi que je vaincrai les dieux.

Parole de l'Oracle


Des gravillons glissèrent derrière eux, les forçant à se retourner. Un homme portant des cornes, tête baissée, semblait les recompter dans ses mains.

« Tu as raison, Christophe-Nolim. Un grain de sable reste un grain de sable.

— Christophe, regarde, Christophe, il y a un gars qui nous suit !

— Je sais, Typhon.

— D'où est-ce qu'il vient ?

— Comme nous, il s'est échoué sur le rivage du Temps. »

Christophe déroula son bras et présenta la pointe d'Excalibur dans sa direction.

Le Guerrier était un vestige de son univers, et comme tel, il pouvait en lire les noms sans difficultés. Pour innombrables qu'ils fussent, un seul régnait sur tous les autres : Ikar. Et puisqu'il était Ikar, il avait sa forme, celle d'un jeune solain vêtu de la tenue traditionnelle des maîtres d'Arcs de Sol Finis, une tunique beige usée portant quelques symboles rouges. Il était armé d'un bâton de combat en bois sec, flanqué de deux lames épaisses.

« Qu'attendiez-vous pour vous manifester ? lança le dernier homme. N'êtes-vous pas les dieux primordiaux, les Mille-Noms qui règnent au ciel et sur la terre ? N'êtes-vous pas les premiers maîtres de l'univers, ceux qui en ont percé tous les secrets, ceux qui ont décidé du Premier et du Second Déluge ?

— Il est vrai...

— Ah, non, c'est vrai. Vous n'êtes les dieux de rien. Vous avez donné le pouvoir aux almains pour qu'ils bâtissent des empires, et les empires des almains sont devenus des républiques. Vous avez donné la prescience à Outa-Napishtim, et l'Oracle s'est servi de son pouvoir pour vous mener en bateau. Vous avez ordonné le Premier Déluge, et Aléane a traversé le Temps pour redonner l'amour aux conscients, comme Prométhée le feu. Vous avez ordonné le Second Déluge, et les almains vous l'ont ravi !

— Qu'est-ce qui est « prévu », Christophe-Nolim ? On peut prévoir que la tempête aura lieu, mais on ne prévoit pas qui mourra dans la tempête : car c'est la tempête elle-même qui fait ce choix.

— C'est vrai, couina Typhon, moi qui suis spécialiste des tempêtes...

— Pourquoi es-tu ici, Ikar ? Qu'attends-tu pour rejoindre l'arbre-monde ? Ta place est déjà prête.

— C'est que, contrairement à toi, Aléane et Typhon, je n'ai point d'âme.

— Tu serais donc un dieu sans âme ?

— En tout cas, je ne suis pas ce qui décide ce qui a une âme ou non.

— Rien compris, bailla Typhon, qui creusa un petit trou dans les gravillons pour s'y asseoir confortablement.

— Cela veut dire que vous n'avez pas été créés par Anh, dit Christophe.

— Exact.

— D'où venez-vous ?

— Nous sommes des émanations du Temps. Et le Temps n'a pas d'âme, ô porteur de lumière. Telle est la loi qui pèse sur nous. Mais peut-être, lorsqu'Anh se sera de nouveau éveillé, que le Temps sera l'Âme, et que l'Âme sera le Temps, nous vivrons. Cela est notre plus grand souhait.

— Vous ne voulez donc pas qu'Anh fasse un nouveau rêve. Vous voulez qu'il demeure en état d'éveil. Mais n'est-ce pas impossible ?

— Au fond, pourquoi Anh dort-il ? Parce qu'il a les mêmes faiblesses dont vos âmes sont remplies. Songez que si Anh était éveillé, il verrait ce qu'est l'univers ; il verrait à quelles souffrances les âmes sont soumises, car les âmes sont plongées dans les lois cruelles de la matière, de la vie, et du Temps. Anh ne pourrait le supporter. C'est pourquoi il rêve. Et cet univers n'est pas tant son rêve que son cauchemar. »

Typhon suivait leur conversation avec une attention toujours plus relative. Sa seule crainte était sans doute qu'un duel de titans éclate et qu'il doive se trouver un abri entre les cailloux.

« Il n'y a peut-être pas d'autre moyen pour que les choses existent, reprit Ikar. Peut-être que d'autres lois sont impossibles. Les fulminations de la matière, les bouillonnements de la vie, la fuite du Temps sont peut-être de moindres maux. Mais lorsqu'Anh sera de nouveau éveillé, nous ferons en sorte qu'il ne se rendorme jamais. Il pleurera devant les souffrances infligées à ses créatures. Il se tordra de douleur. Mais il sera sous bonne garde – sous notre garde.

— Vous êtes monstrueux » dit Christophe en brandissant l'épée d'Arthur.

Ikar haussa des épaules et saisit son bâton de combat, jusqu'ici planté dans le sol.

« Nous sommes des dieux. Personne ne peut juger un dieu. Nous ferons ce que nous avons décidé.

— Puisque cet univers est le rêve d'Anh, c'est vous, et vous seuls, le cauchemar du Dieu Primordial. Vous êtes nés du Temps, qui est la respiration d'Anh, c'est donc qu'il s'étouffe dans son sommeil. Vous êtes nés de son hoquet.

— Bien dit ! » approuva Typhon.

Ikar fusa dans sa direction, tint son bâton à deux mains et abattit la lame vers sa tête. Christophe para le coup ; d'une brève contre-attaque, il brisa le bâton en deux. On ne pouvait pas lutter facilement contre Our-Gamesh, l'homme qui avait vaincu la plaine rouge, et qui s'en était fait une barrière infranchissable.

Cette muraille de sable, il la sentait affleurer dans son esprit. Ikar se porta vers elle avec confiance ; mais il se perdit dans ce désert infini de solitude. Après avoir marché un millénaire dans l'esprit de cet homme, le Guerrier aperçut le pied fragmenté de la statue d'Ozymandias, dont le gros orteil émergeait de la poussière comme une moquerie, et s'estima vaincu.

Ikar laissa tomber ses bras, mais ne désarma pas son sourire de requin.

« Au fond, que cherches-tu à faire, ô porteur d'âme ? L'univers a déjà été détruit.

— Viens, Typhon, continuons.

— Nous sommes dans le Temps ! clama le Guerrier alors qu'il lui tournait le dos. Tu ne peux pas nous vaincre ! Nous triompherons toujours !

— Aléane aussi est dans le Temps » murmura Christophe.

Typhon se campa sur ses pattes arrière, tira la langue avec satisfaction, et accéléra pour suivre la cadence.

Nolim VII : L'Extinction des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant