7. Cauchemar

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Peu après l'extinction des étoiles, Crysée visita Cauchemar.

Elle le retrouva dans un rêve immense ; un plateau rocheux de dimensions cosmiques, dont les confins ambigus se confondaient avec la nuit éternelle de l'espace. En guise d'étoiles, sept cercles évidés pendaient dans le ciel tel un groupe de rois vaincus.

Un Fleuve de Temps serpentait entre ces pics rocheux semblables à des ruines anonymes. L'obscurité rendait visibles les feux-follets qui dansaient dans son liquide indigo. Des âmes en voyage. Crysée suivit le Fleuve du regard et devina qu'il remontait jusqu'à la Source du Temps.

Une épine basaltique, sur laquelle brillaient des veines de ferrite, transperçait le Fleuve en son centre. Cauchemar en avait fait son trône et de là, il surveillait le passage des âmes tel Charon sur son Styx. Crysée se laissa porter jusqu'au sommet de l'aiguille de roche.

Cauchemar avait la forme d'un serpent noir et luisant, sans tête et sans écailles, le corps parsemé d'yeux malveillants. Il s'était enroulé autour de son promontoire comme un parasite. Crysée baissa le regard vers lui sans cacher son dégoût. Elle se sentait lasse, telle le pharaon visitant le chantier de sa pyramide après dix ans de travaux, pour constater que celle-ci ne s'élève que d'un mètre et demi.

« Que fais-tu ? demanda-t-elle.

— J'attends. »

Le regard de Crysée suivit le cours du fleuve.

« Qu'attends-tu ?

— Les âmes.

— Quelles âmes ?

— Toutes les âmes, qui reviennent vers la Source du Temps.

— Elles sont encore peu nombreuses, constata Crysée.

— Je te promets que toutes les consciences, tous les êtres, tous les esprits passeront bientôt devant moi. »

Crysée doutait de cette promesse. Sans Typhon pour secouer les mondes dans sa tempête, elle doutait que le second Seigneur du Déluge fût à même de remplir son rôle.

« Comment vas-tu t'y prendre ? Glissa-t-elle d'un air soupçonneux. Où es ton armée ? Quand partiras-tu à l'assaut des mondes habités ?

— J'y suis déjà ; je n'ai pas besoin d'armée. »

Malgré son corps massif et hideux, la voix du serpent était douce et apaisante.

« Ton envoûtement ne fonctionnera pas sur moi, le prévint Crysée. Je suis l'Annonciatrice des Mille-Noms. Tu n'es qu'un outil pour moi.

— Mais quel puissant outil, l'assura Cauchemar.

— En un claquement de doigts, l'Ombre est descendue sur les mondes. Mais toi, jusqu'ici, tu ne m'as rien prouvé. »

Une onde secoua le corps du serpent, comme un frémissement de protestation. Un des anneaux remonta vers elle, dont les yeux s'ouvrirent plus larges. Cauchemar ne se montrait pas offensé, mais plutôt surpris qu'on en vienne à douter de ses capacités.

« Je n'ai pas besoin d'armée, répéta-t-il.

— Tu penses qu'il te suffit d'attendre ? Les conscients qui peuplent cet univers sont assez malins pour se cacher dans les profondeurs de leurs planètes. Ils mangeront des vers de terre et s'éclaireront à la lumière de leurs réacteurs nucléaires.

— Je le sais. J'ai déjà vécu un Déluge, et je sais que l'humain n'est pas aisément débusqué hors de son trou.

— Alors, je te le demande encore une fois, quel est ton plan ? »

Crysée tendit une main vers lui. Sa peau humaine se rendit transparente et une puissante lumière orangée descendit de sa paume, comme si sa main était faite de verre et contenait un petit soleil. Aveuglé, Cauchemar ferma ses yeux avec un petit cri de protestation. Crysée referma le poing ; du même geste, l'épée Ohn Sidh fit son apparition au-dessus de son épaule. L'éclat de cristal bleu n'était encore qu'un avertissement à demi visible.

« Si tu nous déçois, si tu ne mérites pas ton titre de Seigneur, je veillerai à ton anéantissement... prématuré. »

Cauchemar rouvrit un seul œil obséquieux, dont le blanc grisâtre était percé de quatre pupilles concurrentes, comme pour lui rappeler qu'il n'était pas un seul démon, mais la somme de milliers.

« Derrière chaque almain, je mettrai un monstre. Ils lutteront contre ces monstres, et après avoir perdu la raison, ils perdront la vie. Ils croient peut-être survivre à l'extinction des étoiles, mais les monstres les poursuivront au plus profond de leurs cavernes.

— Où sont-ils, ces monstres ? D'où viennent-ils ?

— Dans la nuit, toute chose est un monstre. »

Le corps serpentin de Cauchemar remonta de plusieurs mètres et il se suspendit à côté d'elle. Sa voix résonnait à quelques centimètres de son oreille. Crysée le laissa faire. Cauchemar était impertinent, mais il connaissait sa place, et il ne ferait rien qu'elle pût interpréter comme une agression.

Si l'appétit d'Ombre pour la lumière des étoiles était une puissante motivation, celle de Cauchemar était plus ambiguë. Il attendait avec impatience que les légions d'âmes passent devant lui telles des troupes vaincues battant la retraite. Pour les juger. Pour se moquer d'elles. Cela importait peu à Crysée.

« Je suis désormais le plus puissant des êtres, annonça-t-il sur le ton de la confidence. Je suis la graine du chaos. J'ai le pouvoir d'apporter la division. Car il règne désormais une nuit si sombre, si froide, que les parents ne reconnaissent plus leurs enfants, que les peuples oublient leurs alliances, que les almains ne parlent plus le même langage. Qu'ils ne se reconnaissent plus comme almains. Pourtant, je ne leur ferai aucune promesse. Je ne les guiderai vers aucun paradis. Ils seront ignorants de mon nom, mais ils s'entre-tueront tous à cause de moi. Et lorsque le flot de leurs âmes passera devant moi, je me rirai de leur orgueil et de leurs regrets.

— C'est une terrible manière de disparaître, nota Crysée.

— Oh, non, estima Cauchemar avec un ricanement satisfait. Je leur offre la possibilité de combattre jusqu'au bout. N'est-il pas plus agréable de croiser le fer avec un adversaire, même chimérique, plutôt que d'attendre béatement que la fin du monde vienne nous emporter ? Grâce à moi, ils s'en iront l'un après l'autre en luttant pour leur survie, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un seul. Le seul conscient contre lequel je ne peux rien sera celui que le hasard aura désigné comme le dernier d'entre eux. Il sera seul dans un monde peuplé de cauchemars ; je pourrai rendre sa vie insupportable, mais pas la lui ôter. C'est à toi qu'il reviendra de le faire. C'est toi qui fera basculer l'univers dans le néant. »

Crysée hocha la tête.

Ce serait le dernier conscient, et lui enlever la vie, un crime aussi odieux que si elle avait elle-même occulté les étoiles.

Nolim VII : L'Extinction des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant