38. Jormugandr

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Toujours installé sur son pic rocheux, Cauchemar était plus gros que jamais. Ses anneaux de serpent débordaient au-dessus du fleuve des âmes, pourtant il conservait son équilibre ; des écailles sautaient parfois de son corps pour libérer des yeux toujours plus larges, toujours plus affamés.

Le fleuve des âmes était désormais un flot continu dans lequel s'effaçaient les civilisations. Ainsi que l'avait prédit le démon, l'univers se simplifiait à l'infini, comme une série de poupées gigognes toujours plus minuscules qui, au final, ne contiennent rien. Qu'importent les empires. Qu'importent les révolutions. Qu'importe la révolution industrielle. Qu'importe la date de l'invention de la machine à vapeur. Qu'importe la machine. Qu'importe la vapeur. Et les moqueries sardoniques de Cauchemar frappaient désormais au hasard cette foule qui coulait comme un sirop doré. Il ne s'en lassait pas.

« Il ne nous en manque plus beaucoup, dit-il en voyant arriver Crysée.

— Je suis allée sur Palm, dit l'Annonciatrice. Je suis allée sur Daln. Je suis allée sur Mondor. »

Et partout, elle répétait la même phrase, et partout, butait sur ces mêmes mots.

Je suis venue porter une grande nouvelle.

Ce n'était plus une nouvelle pour personne.

Le dernier maître-sorcier samekh de Palm avait installé son antre dans les profondeurs de la terre. Il s'était amusé de sa venue. Virevoltant dans les émanations soufrées qui s'échappaient entre les pierres, il avait fait toute une démonstration de son art, tel un prestidigitateur pour son dernier spectacle. Il savait sa victoire impossible, mais luttait néanmoins contre Ohn Sidh avec maestria, avec brio, avec le sens du travail bien fait.

Il gagnait du temps !

Le dernier seigneur vampire de Daln, au sommet d'un inquiétant manoir, l'avait accueillie avec un haussement de sourcils, comme une domestique venue lui annoncer de mauvaises récoltes. Il était fou, certes, mais cette folie l'avait préservé de la voracité des ombres. Il ignorait que le monde avait disparu, car il ne vivait pas dans ce monde, et Crysée l'avait affronté sur le terrain de ses propres rêves où, dans sa prime jeunesse, il évitait les frappes d'Ohn Sidh de bonds étonnants – si bien qu'elle en était venue à douter de l'épée astrale.

La dernière chamane de Mondor l'attendait dans une clairière. Les arbres conscients du monde végétal s'étaient assombris, et leurs branches nues s'entrelaçaient comme les doigts de squelettes figés. La chamane lui avait souri, avait récité les dernières phrases du Livre de l'Éveil ; elle lui avait promis la rédemption et lui avait offert elle-même son âme.

Rien de tout cela ne correspondait plus à l'idée qu'elle se faisait de sa mission. Et chacun de ces duels avait ralenti le Déluge, permettant aux almains de réunir leur Armada à Stella Magedôn.

Crysée avait hâte que les choses se terminent.

« Tu as donc exploré tous les mondes pris dans l'ombre » dit Cauchemar.

Sa tête oscillait de haut en bas d'un air satisfait.

« Mais ce n'est pas terminé. Regarde, au-dessus de nous. Il reste encore une étoile. »

Sol Magedôn se trouvait dans leur ciel, visible par défaut de tous les autres. Il lui parut affaibli, malade ; car l'Orbe conçu par Omn consumait déjà ses forces. Mais il demeurerait en place tant que Crysée et Cauchemar ne viendraient pas le décrocher eux-mêmes.

« Si tu en doutais, sache que Christophe-Nolim se trouve là-bas. L'âme d'Aléane, la dernière que nous devons collecter, est avec lui.

— Évidemment.

Nolim VII : L'Extinction des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant