28. Le fleuve des âmes

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Après avoir éteint Leto, Crysée retourna voir Cauchemar.

Le serpent était toujours accroché à son pic rocheux, qui fendait en deux le fleuve remontant vers Anh. Mais au lieu de la couleur indigo du Temps, le fleuve brillait désormais comme un lac éclairé par le soleil de midi. Une cohorte de millions, de milliards d'âmes marchait en direction du Dieu Primordial. Une foule épuisée, inconsciente, ralentie par le froid, semblable aux dernières grandes migrations de mammouths.

« Alors, Annonciatrice, ne fais-je pas bien mon travail ? »

Cauchemar avait grossi. Le serpent tenait à peine sur son sommet escarpé ; tous ses anneaux en débordaient comme le ventre rebondi d'un roitelet prospère. On ne pouvait plus ignorer sa tête difforme, son corps tordu et replié comme les hardes noires d'un condamné. Des yeux d'un blanc laiteux y perçaient partout, comme s'il s'apprêtait à éclater. Et sa voix, toujours aussi douce, résonnait désormais de mille bouches invisibles.

« Les âmes se multiplient, constata Crysée. Combien sont-elles ?

— À peu près cinq cent milliards. À terme, comme le prédisait la légende, elles seront sept cent soixante-dix sept milliards. »

Crysée se laissa flotter au-dessus de la foule, à quelque distance de la langue perverse du serpent. Il lui semblait qu'à leur passage, ces formes astrales sans identité, réduites à de simples souffles d'Anh, levaient la tête vers elle pour lui rendre hommage.

Ou pour la maudire.

« Ceci peut te paraître beaucoup, susurra Cauchemar, de même que l'univers peut paraître grand à l'œil qui ne sait pas voir. Mais il y a un secret que je suis le seul à connaître. Si tu approches de plus près, je te le dirai. »

D'un geste de la main, Crysée appela Ohn Sidh. Son épée astrale flottait à ses côtés comme un chien de garde, une menace sans subtilité.

« Ne tente rien de téméraire, le somma-t-elle, ou tu pourrais le regretter. N'oublie pas que je suis l'Annonciatrice, et que tu es mon servant.

— En es-tu bien sûre ? Mais qu'importe. Approche, te dis-je. »

Le démon déroula un de ses anneaux et sa tête remonta sur une dizaine de mètres, en équilibre au-dessus du fleuve illuminé.

« Voici mon secret, Crysée. Ce qui paraît grand n'est bien souvent qu'une coquille creuse. Les galaxies sont grandes, les mondes sont grands, les esprits sont grands, mais ils ne sont que des motifs. Or, un motif répété un milliard de fois n'est toujours qu'un seul motif, et cet univers, depuis son commencement, n'a fait que répéter des motifs. Y a-t-il eu un millier d'empires, ou un seul empire ? Un millier de Stathmes, ou un seul Stathme ? Un millier de démons, ou un seul démon ? Un millier de solains, ou une seule solaine ?

— Toutes les choses sont différentes, rétorqua Crysée.

— Oh, bien sûr. Mais elles sont semblables. C'est pourquoi, si tu ne lis que les différences, l'univers s'en trouve considérablement simplifié. Il n'y a toujours, dans chaque esprit, qu'une petite graine individuelle, indivisible et personnelle. Et ces graines flottent tout autour de nous dans le Temps : ce sont les âmes ! »

L'esprit de Crysée s'agitait.

Elle avait enfermé son monde intérieur dans d'imposantes murailles. Jusqu'à présent, sa pensée avait mené une existence paisible au couvert de ces défenses impénétrables, comme une reine cloîtrée dans sa forteresse avec ses servants et une troupe de théâtre personnelle. Mais la reine s'était réveillée inquiète ; levée de son trône, elle faisait les cent pas d'une salle à l'autre, sous le regard inquiet de ses femmes de chambres incapables de calmer ses appréhensions.

Cauchemar l'entendait-il ?

Nul autre que lui ne connaissait mieux l'univers, pas même les Mille-Noms, et ses yeux morbides avaient percé les cœurs de milliards d'almains. Lisait-il Crysée comme il les avait lu ? Elle espérait que non. Sans quoi, avant de se laisser prendre au piège de ce destructeur de mondes, il faudrait le tuer elle-même.

Cette pensée obsédante était née sur Leto. Alors qu'elle arrachait son âme à l'Empereur gharíen, Crysée avait marché sur le mécanisme du Siège, et celui-ci avait résonné avec son esprit de mage d'Arcs. Elle avait eu une vision. Elle s'était vue elle-même à la place de l'Empereur, la dernière âme de l'univers, la dernière avant l'oubli.

Jusqu'à présent, Crysée n'avait pas songé aux touts derniers instants de l'univers. À la toute dernière marche du Temps. Les Mille-Noms s'étaient montrés évasifs à ce sujet, comme s'ils ne savaient pas eux-mêmes qui, d'eux ou de Crysée, devrait plonger le premier dans l'Ouroboros, lorsque tous les autres seraient partis. Car une fois toutes les âmes extirpées de l'univers, Cauchemar dévorerait ensuite son ultime rêve, et se dévorerait lui-même, mais les dieux demeureraient encore.

Ceci est ma place, songea-t-elle. Ceci est mon destin.

Mais ce destin lui semblait fragile.

Aléane avait-elle connu de semblables doutes ? Elle se plaisait à croire que non, à imaginer la guerrière légendaire bravant les tempêtes en sachant d'instinct sur quel point porter son regard, dans quelle direction tourner la barre. À la voir chevaucher en pleine bataille sans réfléchir, sa lame se dirigeant d'elle-même vers le cœur du roi qu'elle devait tuer pour rétablir la paix.

Ceci est mon destin, se répétait-elle, mais ce mantra ne lui suffisait plus.

« Regarde, reprit Cauchemar sans considération pour ses doutes. Ils sont tous là devant nous. Les oppresseurs et les opprimés marchent côte à côte. Les meurtriers et leurs victimes se tiennent la main. César et Brutus se suivent en silence.

— Mais César ne sait pas qu'il est César, et Brutus qu'il est Brutus.

— Qu'en savons-nous ? Même aux Mille-Noms, la nature des âmes est trop subtile. Même lavées par le flot du Temps, il subsiste toujours quelque rature, quelque éclat sur ces sphères, qui permet de remonter leur histoire. À chaque souffle d'Anh, ces âmes se séparaient et se réunissaient, mais toujours, elles n'ont fait que se lier entre elles. Elles ont roulé sur la maille d'Arcs de l'univers, et leur course a tissé de nouveaux Arcs. Mais l'univers n'était que conflit et chaos. Et c'est moi, le seigneur de la folie, qui ai extirpé la folie des conscients, et qui les ai ramené à leur paradis originel. Car ce Fleuve de Temps déroulé devant nous est le chemin du paradis, et sur ce chemin, ils connaissent enfin la paix ! Après si longtemps... »

Et malgré l'ironie amère qui suintait de ses paroles, il n'avait pas tort. Jamais l'univers n'aurait connu de telle paix qu'au soir du Déluge.

Nolim VII : L'Extinction des étoilesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant