Un brouillard obscur dévorait la surface de Mars.
Lauren von Zôgarn s'en rendit compte alors qu'elle sortait son linge pour l'étendre. L'alchimiste suivit du regard les rangées de lampadaires branchés sur son groupe électrogène, qui éclairaient ses plants de laitues et de bégonias. Elle estima rapidement l'avancée du front d'ombre, attendit que deux lumières s'éteignent pour calculer sa vitesse, et en conclut qu'elle avait tout juste le temps de parer au plus important.
Abandonnant sa lessive, Lauren regagna sa bicoque en bois. Son dos protesta au franchissement des trois marches du seuil ; car malgré tous les onguents brevetés cinq siècles plus tôt par le grand, l'illustre, le moustachu Adrian von Zögarn, Lauren avait un certain âge et en vivait les inconvénients.
Afin de parer au plus urgent, elle se dirigea vers sa cuisine à pas de géante. Il lui semblait avaler la distance comme Gargantua son repas. Une serpillière abandonnée, qui l'aurait faite tomber en temps normal, recula devant une telle détermination.
Lauren enfila ses lunettes, se baissa et, à travers la vitre de sa machine à micro-ondes, observa l'avancée de son expérience.
Les yaourts étaient prêts.
Elle éteignit l'appareil, saisit un des yaourts en pot et y planta une cuillère en bois.
Sous une fine peau craquante, le yaourt était une crème lisse et onctueuse. La consistance était parfaite.
Tout en consultant d'un œil l'un de ses plus vieux codex, Lauren goûta la mixture.
Le yaourt était doux comme un souvenir d'enfance. Le goût était parfait.
Aucun doute possible. Elle venait de réussir ce que nombre de von Zögarn, depuis Adrian, avaient tenté sans succès : reproduire sa recette ultime de yaourt. Comme toujours avec Adrian, l'explication était simple : il s'était trompé en recopiant la recette, rajoutant un zéro de trop dans la puissance du chauffage micro-ondes. Des générations de von Zögarn avaient donc produit des vapeurs de yaourt sans aucun intérêt alchimique, ni culinaire.
Cette dernière œuvre étant complète, Lauren emballa le deuxième yaourt dans un carton et lui colla un post-it explicatif. Puis elle sortit de sa maison par la porte arrière et trotta jusqu'à la remise. Elle y conservait les objets qui ne risquaient pas de prendre l'eau ou la poussière. Ainsi, nombre de curiosités alchimiques étaient venues s'échouer dans ce débarras à leurs dépens. L'anneau de pouvoir du dieu Vern avait roulé sous une étagère dix ans plus tôt.
Lauren dégagea le dernier exemplaire connu du concentrateur portatif, invention d'Adrian vieille de plusieurs siècles, et souffla dessus pour en ôter la poussière martienne. Elle déplia le cube sur sa table basse, examina ses engrenages à la lumière faiblissante du plafonnier et vérifia que le cristal concentrateur, l'élément essentiel, se trouvait à sa place. Ce dernier brillait faiblement, comme un bon génie qui s'éveille tout juste de son sommeil dans la lampe.
« Tu crois que tu en as vu d'autres, dit-elle au cube. Mais la vraie aventure commence maintenant. »
Elle écarta des vieux grimoires et posa le yaourt emballé à côté du concentrateur.
« Tu sais ce que tu as à faire » souffla-t-elle au cristal avant de tapoter l'engin de l'index.
Tout le mécanisme d'horlogerie se mit en branle, comme une assemblée législative discutant d'un projet de loi pour, au final, n'avancer le dernier engrenage que d'une seule dent. Aussitôt, le cube s'auréola d'une vague violacée ; il prit la même couleur et gagna en transparence ; et au terme d'une hésitation de plusieurs secondes, disparut. Il ne restait à son emplacement qu'une vague sensation de vide.
Voilà qui est fait, songea Lauren.
Quelqu'un passa la porte d'entrée.
C'était une almaine unique dans l'Omnimonde. Sa peau rouge brique, ses mains à six doigts, les cornes sur son front, Lauren les connaissait déjà ; mais ses grimoires ne pouvaient pas rendre compte de l'écrasante puissance qui émanait d'elle, comme si au moindre contact, elle aurait tout changé en poussière. Son regard indécis navigua dans la pièce avant de rencontrer celui de la vieille femme.
« Je viens vous porter une grande nouvelle...
— Vous êtes une solaine, n'est-ce pas ? »
L'almaine s'approcha de Lauren, une étincelle furieuse dans ses yeux dorés. Elle sentit un esprit immense et ancien faire pression contre le sien. Lauren lâcha prise, la laissa entrer et se débattre parmi les recettes de yaourt, non sans quelque amusement.
« Je ne vous connais que par l'histoire d'un fou, mon ancêtre, Adrian von Zögarn, qui relata certaines aventures d'un fameux pirate nommé Barfol.
— J'ai connu Barfol, dit la solaine avec détachement.
— Vous seriez donc la solaine de l'histoire.
— Je suis Crysée, l'Annonciatrice. »
Elle balaya de nouveau la pièce du regard, comme s'il lui semblait impensable de rencontrer Lauren en une aussi misérable demeure.
« Si vous avez lu l'histoire de Barfol, sachez que tous ses protagonistes sont morts. Barfol est mort. Caelus est mort. Les Stathmes se sont éteints. La cité de cristal du roi Ozymandias a été détruire. Mjöllnir s'est écrasé au terme de son dernier voyage. Et même Aléane, après tous ces millénaires, même Aléane a disparu. Quant à vous, vous êtes la dernière almaine de Mars.
— C'est un honneur.
— Ce n'est pas honneur. C'est un fardeau. »
Lauren haussa les épaules.
« Les deux vont souvent de pair, n'est-ce pas ? La tâche que vous ont confiée les dieux, de mener à bien le Déluge, est-ce un honneur ou un fardeau ?
— C'est un destin, dit Crysée d'une voix neutre.
— Vous n'avez pas l'air d'y croire. »
Crysée observait toujours la pièce avec insistance, car elle recherchait quelque chose, peut-être cet exemplaire unique du recueil des blagues d'Adrian que Lauren cachait derrière une étagère – car le monde n'était pas prêt pour un tel humour.
« Quelqu'un a fait usage de magie d'Arcs. »
La solaine approcha sa main de l'emplacement précédent du concentrateur portatif, et parut rencontrer quelque chose de solide. La silhouette du cube de métal apparut en filigrane.
« Mais vous n'êtes pas une mage d'Arcs.
— C'était un concentrateur. Un objet qui exploite l'énergie de cristaux draconiens.
— Barfol possédait un tel objet, se souvint Crysée.
— Adrian von Zögarn et Barfol avaient beaucoup de points communs.
— Sans doute marchent-ils côte à côte sur le chemin des âmes. »
Lauren s'assit dans son fauteuil le plus confortable.
« C'est la race solaine qui, aux côtés de Kaldor, sauva l'univers de la voracité d'Aton. Vous êtes la dernière représentante de ce peuple. Que faites-vous ici à vaincre les mortels et collecter leurs âmes comme quelque vulgaire déesse de la mort ?
— L'ordre des choses ne m'a pas donné d'autre place.
— Ce n'est qu'une question de temps avant qu'Aléane ne s'élève contre vos dieux, contre vous.
— J'ai déjà vaincu Aléane.
— On peut s'abriter de la tempête, Crysée, mais on ne peut pas vaincre le vent. Pensez à Ozymandias dans sa cité de cristal. »
Crysée décida sans doute que Lauren en savait trop sur l'histoire de l'univers, et qu'elle n'avait pas droit de cité quant à son avenir. L'alchimiste sentit son âme émerger de son corps, comme un fleuve en crue rompant toutes ses digues. Elle se vit flotter un instant, tandis que la pénombre s'infiltrait sous les portes, par les fenêtres, et engloutissait les étagères de sa demeure.
« Ozymandias naviguait sur le fleuve du Temps. Moi, je dirige ce fleuve. »
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Nolim VII : L'Extinction des étoiles
Fantasia== Dernier livre dans la série Nolim == LE DERNIER JOUR EST VENU. Le Second Déluge s'abat sur l'univers et, cette fois, il emportera tous les conscients, tous les empires, tous les mondes. Quand tout aura été consommé, un nouvel univers verra le jou...