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— Qui habitait là En 69 ? ose-t-il me demander.

Je réfléchis. Mon père est de 55, il avait donc 14 ans à l'époque. Un peu jeune pour un trafic de drogue, le daron. Et à bien y réfléchir, ce serait plutôt le genre de ma mère. Et à cette époque elle devait trainer ses mocassins dans la cour d'un obscur collège de Seine Saint Denis. Maintenant que j'y pense, papa avait été envoyé dans cet internat super chicos de Limoges jusqu'à ses 16 ans. Qui vivait là, à l'époque ? Mon arrière-grand-père est mort en 44, ce qui voudrait dire que... Bien sûr. Qui d'autre que mamie Colette ? Ou papie Charles ? Punaise, les vieux me réservent une surprise tous les 6 mois, ou quoi ?

— Qu'est-ce que je vais faire d'un truc pareil ? m'interrogé-je à haute voix.
— Normalement, vous êtes sensée appeler la police.

Wah. Je ne sais pas pourquoi, je m'attendais à ce que Chris me propose de fumer la beuh. Soit dit en passant, compte tenu de son âge, il ne vaudrait mieux pas. L'âge de l'herbe, pas de Monsieur Poppins.

Je replace délicatement le sachet à sa place sans dire un mot, et échange un regard « Nous n'avons rien vu » avec Chris Poppins.

Je le contemple en me demandant s'il vaut que je me rende moi-même au commissariat. Le sac d'herbe, pas Monsieur Poppins. Ce serait tout de même dommage de me faire contrôler en chemin et me faire arrêter pour possession de drogue alors que je ne fais que mon devoir de citoyenne.
Je pourrais appeler le commissariat de Limoges, mais je risque de me fader un transfert vers le poste d'Antoine à cause d'un agent de sécurité indiscret qui ferait remonter l'information. Ou pire, tomber sur le lieutenant Bougival au téléphone.

D'ailleurs, maintenant que j'y pense, la douleur s'est atténuée. Comme si cette histoire d'amant marié faisait partie d'un rêve, et pas du début de ma journée. Je sens tout de même encore une pointe sournoise là, juste sur le côté droit de mon cœur. Pourquoi le côté droit, d'ailleurs ?

— Mademoiselle Kashinsky.

Je mets un terme à l'imbroglio de pensées dans lequel je me suis laissée entraîner pour revenir à mon paysagiste-sorcier-asgardien. Il m'invite d'un geste à m'enfoncer plus avant dans le bois avec lui. Absorbée par la vierge, je n'avais même pas remarqué que le chemin qu'il a découvert se prolonge bien plus loin que la fausse sculpture ancienne. Je referme la petite trappe de la vierge sur le paquet Malabar, et suis mon paysagiste dans les profondeurs du bois.

Les dalles nous conduisent quelques dizaines de mètres plus loin. Le sentier n'a pas l'air d'avoir été conçu pour être discret. Le paysage devait être tout autre dans les années 60. Et peut-être peuplé de cheveux blonds, de grands lits et de musique, si j'en crois le contenu du sachet Malabar.
Monsieur Poppins s'arrête au bout du chemin de granito moche des sixties. Pas de nouvelle sculpture, de folie dissimulée dans les bois ni même de squelette déterré de l'ancien cimetière des Arbouillères. Très furtivement, je me demande si ce sera moi, le prochain squelette. Mais Monsieur Poppins, tout fier de lui, n'entreprend pas du tout de m'assassiner. Il se décale d'un pas sur le côté, dévoilant une trappe surmontée d'un large anneau en métal.

— Qu'est-ce que c'est que ce truc ? Vous avez regardé ?
— Vous avez une propriété intéressante, Mademoiselle Kashinsky. Oui, j'ai déjà ouvert. Ça n'a pas été une mince affaire avec la terre, l'humidité, les racines et le temps pendant lequel l'abri a du demeurer fermé.
— L'abri ?
— Oui, répond-il en commençant à tirer sur l'anneau sans trop d'effort, soulevant ainsi une planche d'environ un mètre carré. C'est un bunker creusé en sous-sol. Comme les abris anti-atomiques aux États-Unis.

Mon regard plonge dans l'obscurité au fond du trou que la planche a dévoilé. Un escalier s'y enfonce. Comme si tout était normal, Monsieur Poppins appuie sur un interrupteur et la lumière s'allume. Je n'en reviens pas.

— Ce truc est relié au secteur ?
— On dirait. Moderne. Ça vous dit d'explorer ? Je n'ai pas osé aller plus loin sans votre autorisation.
— Je vous en prie, consens-je, l'esprit totalement vidé d'une quelconque réflexion sensée.

Je le suis dans l'escalier, désormais éclairé, qui nous amène environ deux mètres plus bas sous le bois. Cette journée est surréaliste. En bas de l'escalier, Chris appuie sur un deuxième interrupteur, éclairant ainsi une grande pièce d'environ vingt mètres carrés , contenant des lits superposés, un ensemble de salon mignonnet canapé-double fauteuil-pouf en velours kaki, une table, six chaises, un bureau, un coin cuisine, le tout décoré de cadres au murs. Mais qui, QUI fait fabriquer des abris anti-atomiques en France ? Mon grand-père, visiblement.

Je n'arrive pas à fixer mon regard sur quoi que ce soit dans la pièce. Je sens un malaise s'installer peu à peu en moi. Je ne veux pas voir ce qu'il y a dans cette pièce. J'ai peur du moindre détail qui pourrait me révéler quoi que ce soit sur le passé de ma famille. Je ne suis pas prête pour apprendre que mon père a été adopté, ou que mamie Colette était en réalité la fiancée du frère de papi avant que celui-ci ne l'assassine pour pouvoir se marier avec elle, ou quelque chose dans ce goût là.

— Sortons d'ici, ordonné-je presque à mon paysagiste.

Je me précipite vers la sortie sans un mot de plus. Dès que Monsieur Poppins sort de l'abri, je referme la trappe d'un geste sec, en y mettant toutes mes forces. Je lui jette à peine un regard avant de rebrousser chemin dans le sentier de dalles en granito moche.

Je me sens seule. Pire, je veux être seule. Je veux que Monsieur Blond s'en aille. Je parcours tout le chemin en silence pour le lui faire comprendre. Arrivée au seuil de la maison, je le remercie pour toutes ces découvertes, et lui souhaite une bonne soirée. Le message est passé, il replie ses clics et ses clacs et quitte la propriété. Je rentre chez moi, m'enferme à double tour, et me mets à pleurer dans l'entrée rétro de mamie Colette, entre un trophée de chasse et un porte parapluie désuet.

Le téléphone sonne. Sans réfléchir, je décroche sans vraiment bien y voir à travers mes larmes. Aucun son ne sort de ma bouche. Je n'arrive même pas à dire "allo".

— Angèle ?

Antoine. Je raccroche le combiné par réflexe. Tout à coup, je suis sidérée au milieu de l'entrée de mamie Colette, j'ai l'impression de flotter au dessus de mon corps immobile qui maintient encore sa main sur le combiné du vieux téléphone beige à fil. Ce moi étrange se demande ce qu'elle fait là, et pourquoi elle est là. C'est quoi, la suite du voyage ?

Le Marais des hérétiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant