Le Marais des hérétiques

25

Me voilà de nouveau totalement ancrée dans la réalité.

Cet appel, la  voix d'Antoine, la dispute, la lettre, tout cela m'a arrachée d'un coup à  la bulle que je me suis créée ici.

La lettre. Je l'avais complètement  oubliée.
Je me relève et m'empresse d'aller fouiller dans mon sac à  main. Je la trouve là, toute froissée. Je relis son contenu cryptique.  Je me demande comment Antoine a réussi à en déduire ce rendez-vous  demain à Limoges.
Il faut que je remplisse mon frigo, et que j'achète  mon billet de train. Quitte à aller à Limoges pour faire les courses, qu'est-ce qui m'empêche de  jeter un œil du côté de la cathédrale ? Même s'il s'agit de Gustave,  nous pourrions prendre un pot, qui sait ? Ça me sortirait de la poussière et des vieilleries. Et 17h, ça me laisse le temps d'accueillir avant les bénévoles et les déménageurs qui viennent vider la maison.

Et  c'est ainsi que, débraillée dans l'entrée de ma grande maison vide, le  cœur brisé, je décide d'aller jeter un œil à ce mystérieux rendez-vous,  avant de rentrer à Paris.

Le lendemain, une fois la maison démeublée, je me prépare et j'appelle un taxi. Il est un peu tôt, mais je ne  m'attendais pas à me sentir si mal de tout voir partir et de déambuler  sans but dans les pièces vidées de leur substance originelle. 

Le temps s'écoulant très différemment de la capitale et ses  distances plus longues, son effervescence envahissante. Mon avance est finalement beaucoup trop importante, et je me retrouve assise sur le parvis de la cathédrale  scandaleusement en avance. Je me plonge dans un livre dégoté dans une  librairie du coin, en attendant. Un Colette. Une chance de l'avoir  trouvé un jour férié.
C'est Pâques, les journées commencent à  s'allonger, et il fait anormalement chaud pour cette période de l'année.  Seule et silencieuse, j'apprécie ce moment sans rien pour me perturber.  Je ne vois pas le temps filer.

Je sors brutalement de ma torpeur  lorsque j'entends une voix inconnue prononcer mon nom, d'un ton hésitant et confus.

— Angèle ?

Je  sursaute en détournant les yeux de mon livre, pour les poser sur une  paire de Stan Smith abimées que je ne reconnais pas plus que la voix. Mes yeux remontent peu  à peu sur un jean sale, puis une chemise à carreaux, pour enfin s'arrêter sur un  visage que je ne reconnais pas non plus.
L'homme qui vient de m'interpeler porte des cheveux châtains  tirés vers l'arrière en un chignon négligé, un visage brut  d'une  quarantaine d'années, une barbe de quelques jours, et des yeux bleus  fatigués cachés derrière des lunettes de vue à la monture épaisse. Je ne  peux m'empêcher de balayer à nouveau cette silhouette dégingandée.  L'homme enlève ses lunettes, dévoilant un ahurissement complet. Quelque  chose se met à remuer de manière désagréable dans ma poitrine.

— Où est Colette ? me demande-t-il. Qu'est-ce que tu fais là ?

D'abord, j'ai le cœur brisé d'entendre parler de mamie comme si elle était toujours là. Et puis, j'ai le cœur brisé tout court.

— Rodrigue ?

Je  perçois son corps tremblant, ses mains hésitantes qui ne savent pas si  elles doivent m'enlacer ou non. Ma gorge se serre, je n'arrive pas à en  sortir un son. Je m'étonne même d'avoir réussi à prononcer son nom.

Je  me lève dans une fébrilité contrite, mais je me recroqueville sur moi-même,  resserrant mes bras sur ma poitrine. J'aimerais me faire toute petite,  me rouler en boule, et pleurer.
Le voir me ramène à ces sentiments  terribles qui m'ont habitée suite à son départ. Son abandon. Et  l'abandon de tout le monde, comme s'il n'avait jamais existé. Pour  personne sauf pour moi.
Il se décide enfin et m'attrape les deux  épaules, me transmettant toute l'émotion qui le parcourt aussi. Je  n'arrive pas à y croire.

Sans comprendre, je me retrouve nichée  contre sa poitrine, entre ses bras qui m'ont attirée. J'ai les cheveux  dans les yeux, je n'arrive pas à comprendre ce qui se passe. C'est  étonnant comme il me parait plus petit qu'avant. Je l'enlace à mon tour,  et le sert contre moi le plus fort qu'il m'est possible de faire.  Encore plus fort. Parce que ça me fait trop mal de me dire que je l'ai  laissé partir une fois sans lui dire au revoir.