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— La pauvre... elle s'y attendait pas, me dit miss mojito en versant du sucre de canne au fond d'un verre. C'est vrai, cette histoire de squelette ?
— Moui, réponds-je, blasée.

— On croit toujours que ça n'arrive que dans les films... Ça a dû être horrible.
— Plutôt surprenant. Mais moins terrible qu'il n'y paraît. Ce n'était pas un meurtre, mais quelqu'un qui a eu le mauvais goût de déterrer un cadavre du cimetière et de l'abandonner sur ma propriété.
— Ça reste quand même dingue. J'ai du mal à imaginer une rencontre romantique autour de cette histoire.
— Ça ne l'était pas. On a juste eu l'occasion de se revoir par la suite. Je veux dire, Antoine et moi, pas le squelette et moi.

Elle éclate de rire et me donne le verre qu'elle vient de préparer avec une grande expertise avant de se préparer le sien. Nous en profitons pour échanger nos prénoms. Adèle n'aime apparemment pas tout le monde, ici, mais subit ces grandes réunions de vieux potes pour voir ceux qu'elle aime d'amour et qui ne se séparent malheureusement jamais du reste du groupe. Je la comprends tellement. Je ressens parfois la même chose. Il m'est même arrivé d'envier Antoine de vivre dans une ville de province où les choses doivent être plus simples. Du moins j'imaginais. Parce qu'on dirait que, finalement, ce n'est pas du tout le cas.

— C'est dingue qu'Antoine soit venu avec toi. Ou même qu'il soit venu tout court.
— Comment ça ?
— Eh bien il n'a jamais ramené une copine depuis... son départ à Paris.

Pardon ? Voyons que je fasse le calcul avec les maigres informations que je possède. S'il a fait HEC après une prépa, puis l'école de police avant de déménager à Paris, ça voudrait dire qu'il n'a présenté personne depuis... au moins dix ans ! Je me doutais qu'on ne se connaissait pas tant que ça, mais... pas qu'Antoine Rivière était comme moi ! Je ne vois pas d'autre explication. Sinon pourquoi présenter son amante avec qui il couche depuis 2 mois, et pas toutes les autres avant ? Même moi, je n'ai jamais présenté Lydia à ma mère. Et il est évident que mon père et ma sœur ne font pas partie de l'équation.

Adèle me lance un regard inquiet. Je crois que j'ai bugué. Et que je n'ai pas répondu. Je décide de descendre mon mojito cul sec pour faire diversion. J'aperçois mon amant dans la pièce adjacente, à travers l'ouverture de la porte. Il discute avec Point Break comme si tout était absolument normal.
Soit dit en passant, je ne sais pas pourquoi je fais une telle fixette. Je suis peut-être en train de vivre ce que lui a vécu suite à notre rencontre avec Lydia Schramm. Je me rends compte à cet instant précis du vide abyssal qu'est ma connaissance d'Antoine Rivière.

Mon téléphone vibre soudain, me sortant de ma torpeur. Adèle a l'air soulagée que mes yeux se posent enfin sur autre chose d'autre que sur mon absence de connaissance d'Antoine Rivière.

Adèle est une copine de soirée exceptionnelle. Cinq mojitos plus tard, je crois que j'ai fait la connaissance de tout le monde et, en un clignement de paupière, je me retrouve à poil dans des draps blancs qui sentent le savon, le jour perçant joyeusement à travers les interstices de volets qui ne sont pas les miens. Gros soulagement, je reconnais immédiatement la chambre d'Antoine malgré une prodigieuse migraine qui s'élance de l'avant à l'arrière de mon crâne, irradiant comme une centaine de longues aiguilles.
J'hume une délicieuse odeur de pain grillé qui me pousse à enfiler un t-shirt et partir à la recherche épique d'une culotte.

Antoine m'accueille avec une petit déjeuner plus modeste que la veille. Je note à l'horloge accrochée au mur qu'il est déjà plus de 11h.

— Tu prends quand même un petit dèj' ? me demande-t-il.
— Comment ça, « quand même » ? m'étonné-je en m'emparant sans scrupule d'une tranche de pain grillé et du couteau à beurre.
— Avant de te coucher, tu m'as dit qu'Adèle t'avait invitée à déjeuner aujourd'hui.
— Quoi ?
— Angèle, ne lui pose pas un lapin. J'aime bien cette fille. Préviens la, au moins, si tu annules.

Sans un mot, je cours à l'étage et redescends, mon téléphone à la main. J'ai effectivement un message, que je lis en bougonnant.

— Punaise, je m'en souvenais même pas. Je ne sais même pas comment on est rentré ! C'est toujours comme ça, avec tes potes ?

Dans son message envoyé en pleine nuit, ma nouvelle copine me donne une adresse et un horaire : midi. Oups.

— Je ne sais pas, répond distraitement Antoine, je t'ai dit que je ne les avais pas revu depuis longtemps. On ne se connait plus vraiment. C'était sympa de renouer un peu.
— Écoute, dis-je brusquement en m'efforçant d'ignorer les charmes irrésistibles de mon amant tout à sa nostalgie, je ne vais pas annuler. Ça t'ennuie si je te laisse ce midi ?

J'avale vite fait ma tartine avant de poursuivre.

— Ça me fait plaisir de rencontrer quelqu'un de sympa qui sort un peu de mon train-train. J'aime bien cette fille. Tu la connais bien ?
— Pas vraiment. Elle s'est marié avec un de mes potes mais on s'est peu croisés. Je connais plutôt Lynda, Marie, Samia... Enfin, surtout parce qu'elles sortaient avec mes amis au lycée. En tout cas je la trouve super. Elle t'a donné rendez-vous où ?
— Rue... (je regarde à nouveau son sms) Haute Cité.
— Ce n'est pas loin d'ici, tu peux y aller à pied. À moins que tu ne préfères que je t'accompagne ?

Je contourne la table pour aller l'embrasser. C'est tellement gentil. Mais inutile. Cependant, notre baiser s'éternise et je m'oblige à m'arracher à lui lorsque je sens les mains d'Antoine sous mon t-shirt et que je frise la perte de vue totale de l'heure qui tourne. Je ne sais pas quelle volonté m'habite ce matin, mais je suis certaine que ça augure un truc génial. Un truc carrément génial.

Le Marais des hérétiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant