Je n'arrive pas à me détacher du sentiment d'horreur qui m'habite lorsque je pense à ma maison, et à ces types.
Au feu.
Je reste immobile le temps de sentir mon cœur calmer son rythme, ce dont il n'a apparemment aucune envie.Antoine reprend ses esprits bien plus rapidement et se redresse pour scanner la pièce du regard.
— On est où ?
Je l'entends qui se déplace pour s'approcher du lit, du bureau, des étagères, regarder les photos. Moi, je n'arrive pas à ouvrir les yeux. Je refuse de voir.
— Je ne sais pas vraiment, réponds-je au noir derrière mes paupières. C'est mon paysagiste qui a découvert ce bunker il y a une quinzaine de jours. Je n'en avais jamais entendu parler avant.
— Ça nous a sauvé la vie. Tu nous as sauvé la vie.Je l'entends qui s'approche de la porte. Il la tapote.
— Tu es sûre que ça tiendra le coup ?
— Espérons.
— Et l'autre, elle mène où ?J'ouvre les yeux pour voir ce dont il parle.
Une autre porte. À l'autre bout de la pièce. Je redécouvre quasi entièrement la décoration sobre de la pièce de sécurité Kashinsky. Les murs, le sol et le plafond sont en béton armé. Le lit, dans un coin de la pièce, semble confortable bien que désuet avec sa courtepointe en velours côtelé. Il est coincé entre un bureau et une étagère de style industriel. On y trouve de la vaisselle, des ustensiles de cuisine, des boites de conserve périmées et du linge de maison. Un peu plus loin, derrière l'ensemble de salon kaki, un petit point d'eau au look résolument fifties fait office de cuisine et de salle de bain. Contre le mur le plus proche de moi est accolé un second bureau, surmonté d'un tableau où s'exposent de nombreuses cartes postales. Je me lève pour les regarder. Qui les y a mises ? Qui comptait vivre ici ?Antoine me rejoint pour regarder les cartes postales. Il lève les yeux au plafond.
— On n'entend plus rien. Comme si c'était terminé.
Mon regard se fixe sur une photo représentant la demeure des Kashinsky, telle qu'elle était au début du vingtième siècle, avec sa tonnelle couverte de roses et les vases en pierre monumentaux contenant des jardinières à chaque extrémité du jardin.
Je sais qu'elle brûle.
Mon corps exprime ce que je refuse de voir et se met à trembler. Est-ce qu'on pourra seulement sortir d'ici ?
Antoine m'enlace pour me réconforter. Je me rends compte que je ne l'ai pas regardé une seule fois dans les yeux depuis qu'il m'a abordée plus tôt dans la journée, à Limoges. Il est tâché de terre, totalement débraillé, les cheveux en bataille. Je ne peux pas m'empêcher de poser le bout de mes doigts sur son visage, sur ses lèvres. Je ne sais pas à quel moment l'Univers m'a permis d'avoir un mec comme ça. Ni pourquoi.Il me surprend en prenant également mon visage entre ses mains, après avoir écarté les boucles folles qui s'immisçaient entre nous. Je le sens hésiter, ça ne lui arrive pas souvent. Ça me rappelle... le jour où il est venu pour la première fois dans mon appartement, pour l'enquête sur Zélie. Totalement à côté de ses pompes. Tous deux sommes perdus dans le regard de l'autre, à mille lieues du bunker et des flammes. Étrangement, plus rien n'existe que son visage, ses yeux, ses lèvres. Je suis bonne pour les flammes de l'enfer avec de telles priorités.
— Angèle, se décide-t-il enfin à dire. Je ne t'obligerai jamais à m'aimer. Mais tu peux me laisser être amoureux de toi le temps que dure notre histoire. Peu importe le temps qu'elle dure. Si... si elle existe encore.
Je n'ai aucune idée de ce qui me prend lorsque je l'attire à moi pour l'embrasser. Je me sens possédée. La seule chose qui semble alors compter, c'est ce baiser. C'est de me mêler à Antoine Rivière. Qui semble être pris dans la même urgence absurde, alors que les flammes ravagent tout autour de nous.
Contrairement à moi, il parvient à détacher ses lèvres des miennes pour prendre ses distances. Le souffle court, il dépose son front contre le mien. Je ne peux détacher mon regard de ses yeux bleus.
— Je suis désolé, halète-t-il. Le moment est mal choisi pour ça.
Je ne sais pas si le moment est mal choisi. Là, maintenant, il me parait clair que si je dois mourir dans peu de temps, c'est ainsi que je veux passer mes derniers instants. Je ne me sens plus absurde du tout. Je tente à nouveau de l'embrasser, il s'esquive pour mieux plonger son visage dans mon cou, y déposant ses lèvres, en y faisant courir son souffle. Je pense que je délire, j'ai l'impression de flotter dans les airs. Je perçois sa voix, grave, basse.
— Je t'aime Angèle. Je ne veux pas que tu me quittes.
Je ne suis plus qu'une émotion, une sensation. Tout le reste a disparu. Je suis irrésistiblement, inexorablement attirée par Antoine Rivière. Tout mon corps est en fusion. Son corps attire mon corps. Chaque parcelle de sa peau attire la mienne. Je le laisse me dévorer le cou, les épaules, la gorge, m'embrasser avec une passion dévorante, à laquelle je réponds sans réfléchir. Sans comprendre par quel succession d'événements, nous nous retrouvons à nous envoyer en l'air sur le bureau poussiéreux du bunker. Plus rien d'autre n'existe en cet instant. C'en est effrayant.
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Le Marais des hérétiques
Mystery / ThrillerÀ peine remise de sa précédente aventure, Angèle Kashinsky reçoit une lettre mystérieuse qui va l'amener à poursuivre la piste d'un trésor englouti, mais également son propre passé enfoui dans les méandres de sa mémoire. Cette histoire est la suite...