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Deux heures plus tard, notre copine vert d'eau nous dépose au pied d'un immeuble en ciment triste légèrement à l'écart du centre ville. Antoine a laissé son feutre chez lui. On dirait qu'il le réserve pour les journées de filature en rase campagne. Ce soir, il a choisi l'option cheveux décoiffés et tenue décontractée. Je me demande si ses vieux amis savent ce qu'il est devenu. Je n'ai peut-être pas posé assez de questions.

Des hurlements joyeux nous accueillent dès que nous franchissons le pas de la porte. Une flopée de jeunes femmes dans la même tranche d'âge que la mienne, mais que je soupçonne légèrement plus âgées, comme Antoine, se jettent sur ce dernier, qui semble ne plus savoir où donner de la tête. Tout le monde semble très à l'aise, et on me met rapidement un verre de vin blanc dans la main.

J'identifie immédiatement le fameux Edouard comme le mâle dominant. En revanche, pas moyen de savoir si c'est dû à ses allures de Patrick Swayze époque Point Break ou au fait que chacune lui accorde l'importance qu'il est poli d'accorder à quelqu'un qui reçoit chez lui ET fête son anniversaire. J'encaisse quelques blagues sexistes pour comprendre qu'Edouard est clairement l'alpha de la meute, dieu seul sait pourquoi. Il ne brille pas particulièrement par son intelligence et est vraiment moins sexy qu'Antoine. Mais je suis peut-être un peu parti pris.

J'ai repéré une ou deux trentenaires sans bague au doigt qui le reluquent comme une mignardise de Pierre Hermé. L'une d'elle, Lynda, a du faire le tour de Limoges depuis des années sans trouver de mec. Est-ce que Limoges est assez grand pour trouver chaussure à son pied ? Compte tenu de la situation d'Antoine (du moins jusqu'à très récemment), et de Lynda, j'ai envie de penser que non. Est-ce qu'au final cette soirée qui ressemble à celles que je passais avec mes potes du lycée il y a quinze ans, et que j'ai fui à toutes jambes quand j'en ai eu assez d'encaisser des blagues homophobes ratées, n'a en réalité pour seul but de caser tout ce petit monde avant l'étape fatidique de la quarantaine ?

Je laisse mon amant profiter de cette étrange compagnie et m'en vais siffler mon blanc dans un magnifique fauteuil rose en forme de main. Probablement offert par la mère d'Edouard. J'ai du mal à imaginer Point Break acquérir un tel objet. Lorsque mon verre est vide, un verre plein de mojito apparait comme par magie sous mes yeux. Derrière lui se tient une jeune femme sculpturale à la peau d'un noir profond et aux cheveux formant un immense soleil autour de son visage. Rayonnante, elle me sourit de toutes ses dents sans me donner l'impression d'être en demande de quoi que ce soit.

— J'ai vu que ton verre était vide. Le vin c'est pour se la jouer, non ? Rien de tel qu'un mojito.

Je la trouve instantanément sympathique. Peut-être parce qu'elle me fait penser à Julie.

— Alors, me demande-t-elle d'une voix grave qui, je l'avoue, me fait monter des frissons dans le cou, comment as-tu rencontré Antoine ?
— C'est lui qui est venu chez moi quand j'ai découvert un squelette dans mon jardin, réponds-je avant de siroter mon cocktail en toute innocence.

La fameuse Lynda vient se greffer à la conversation comme si elle était équipée d'un radar espion pour capter toutes les conversations croustillantes. Elle s'agenouille près de mon fauteuil, me donnant l'impression d'incarner une sorte de grande prêtresse du potin devant laquelle on vient se prosterner. Malgré ses airs de gentille fille aux traits asiatiques, Lynda empeste le tabac et a visiblement un coup dans le nez. Elle n'a cependant pas l'air méchant. Elle reprend la question de ma copine de mojito, comme si c'était plus valable que ce soit elle qui la pose.

— Tu as découvert un squelette, alors ? Et ça a été le coup de foudre ? C'est pas un peu glauque ?

Elle éclate de rire. Je ne vois pas où est le problème. Il était très bien, ce squelette. Je tente de la refroidir.

— Pas vraiment, non. Antoine n'est pas vraiment coup de foudre. Je ne le suis pas non plus.
— Antoine est carrément coup de foudre, me coupe Lynda.
— On a pourchassé un criminel ensemble, ça rapproche.

Je les laisse bouche bée.

— On a aussi fait des trucs casaniers, calmes, taciturnes, le train train quotidien, quoi. Oh, et on a beaucoup baisé, aussi.

Ma copine de mojito éclate de rire pendant que Lynda fait semblant d'être choquée. Je suis persuadée qu'en vrai elle voudrait en savoir plus sans oser demander.
Je descends mon cocktail d'un seul trait et, dans une connivence magique, ma nouvelle copine et moi nous dirigeons sans nous concerter vers le plan de travail recouvert de feuilles de menthe pour nous en refaire un.

Le Marais des hérétiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant