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Tout aussi pétrie de colère, je balance mon sac à main dans l'entrée  et m'apprête à exploser de rage quand il m'attrape par le bras pour  m'immobiliser, m'invitant à retrouver mon calme. Chose que je ne fais  absolument pas.

— Je ne suis pas marié, Angèle. Point. Je ne le suis plus. Depuis dix ans.

J'en reste abasourdie. Je dois lui offrir un merveilleux regard de merlan frit.

—  Je suis sincèrement désolé de ne pas avoir souhaité t'en parler dès le  début de notre relation, continue-t-il. Tu comprendras que ce n'est pas  forcément la première chose dont j'ai eu envie de me vanter. Est-ce que  tu serais restée, si je t'avais raconté que j'avais été malheureux ? Si  je t'avais parlé d'une autre femme ? Si je t'avais dit que je croyais en  l'amour, alors que toi tu étais tellement tellement maligne et libre ? Le jour où je t'ai vraiment rencontré, le jour où je suis venu pour la première fois dans ton tout petit appartement avec ce portrait robot*, j'ai su tout de suite que je voulais t'avoir pour  moi. J'avais juste envie de te toucher, d'être avec toi. Tu penses qu'à  ce moment là, j'ai pensé à mon mariage ? Tu penses vraiment que c'est  une chose que j'ai eu envie de mettre sur le tapis, une fois que notre  relation a commencé à exister ? Est-ce que tu m'as parlé, toi, de Lydia ?  Est-ce que ça avait de l'importance ? Moi je crois que, comme mon  divorce, ça n'avait aucune importance. Parce que ça existe, ça a existé  et ça existera encore au delà de nous.

Pendant tout ce temps, je ne pense même pas à me défaire de son emprise. Le poing qui retient le mien se relâche peu à peu, pour enfin me libérer totalement.
Je ne comprends pas vraiment ce qui vient de se passer. Je m'enfuis lentement vers la cuisine, comme pour disparaitre. Je me sens vidée de toute substance. Et bête, aussi. Très bête. Alors je ne dis rien. Je ne sais plus quoi faire. J'ai l'impression que je vais exploser. Antoine me suit et je me contente de le repousser de la main à chaque fois qu'il est trop proche de moi. Je n'y arrive pas.
Je ne sais pas ce que c'est d'entendre les sentiments de quelqu'un d'autre. Je ne sais pas ce que je dois répondre. Je n'envisage pas qu'on m'aime, ou qu'on me désire autant. Ce n'est simplement pas envisageable. Tout cela me donne l'impression d'être un monstre difforme et gargantuesque dans une petite maison de verre.

Je suis arrachée au sac de nœud de mes pensées par un bruit de moteur nous parvenant de l'extérieur. Nous nous penchons tous deux machinalement vers la fenêtre de la cuisine et apercevons une berline qui se gare dans l'allée de graviers. Trois hommes à l'allure de videurs de boîte de nuit, avec panoplie doc Martens-perfecto-bombers s'en extirpent. L'un d'eux porte une moustache à la Tom Selleck. Je n'ai pas le temps d'en voir davantage, car Antoine s'empare de ma main pour m'entraîner en courant vers la salle à manger de l'autre côté de la maison. Je n'ai pas le temps de réaliser, que, sans mot dire, il ouvre la porte fenêtre et me tire vers la terrasse.

— Qu'est-ce que tu fais ? m'écrié-je en tentant de reprendre le contrôle de la situation.

C'est alors que j'entends la porte d'entrée s'ouvrir à toute volée. Je ne cherche pas à en savoir plus pour suivre Antoine qui m'entraîne à travers le jardin. Nous rejoignons le plus discrètement possible l'orée du bois en longeant la haie de buis que Chris Poppins a taillé récemment.
Dès que les arbres du sous-bois nous dissimulent suffisamment, Antoine m'adresse un geste de la main pour m'arrêter et nous cacher derrière les branchages pour observer sans être découverts.

— Que se passe-t-il ? chuchoté-je.

Après avoir posé son doigt sur sa bouche pour m'intimer de me taire, il me montre de la main le trio qui nous cherche clairement du regard. Je m'aperçois alors d'un détail qui n'a pas échappé, en quelques secondes à la fenêtre de la cuisine, à Antoine Rivière, capitaine de police, pendant que moi je fixais la moustache. Ces hommes sont armés. Tous les trois. Pas du genre descente de police comme j'ai eu droit au début de l'année, mais plutôt celui à viser et à tirer dès que l'occasion se présente. L'un deux se met à hurler :

— Kashinsky ! Montre toi !

Mes poils se hérissent. Comment connaissent-ils mon nom ? Qu'est-ce qu'il me veulent ? Mon regard ahuri croise celui d'Antoine. Nous pensons à la même chose : des hommes de main de Monteiro, pour m'empêcher de témoigner*. On m'avait pourtant assuré que tout le réseau avait été démantelé !

À l'autre bout du jardin le plus costaud des trois molosses s'énerve pour de bon :

— Rodrigue ! Montre toi ou je fous le feu ! On a un contrat, tu te rappelles, Kashinsky ?

Mon poil se hérisse de plus belle. Je ne peux m'empêcher de frémir en entendant prononcer ce nom. Ma réaction n'échappe pas à Antoine. Les deux autres types partent alors en courant vers leur voiture et reviennent avec quatre énormes jerricans. Je comprends tout de suite.



* : voir le premier volet des aventures d'Angèle : "La Licorne était borgne", disponible sur wattpad

Le Marais des hérétiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant