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Je réalise que je n'ai réfléchit à rien depuis des mois. Je me suis laissée porter par ce qui arrivait. L'enquête à Felletin*, l'enquête judiciaire, les semaines de chômage entrecoupées par les visites d'Antoine pendant lesquelles je n'ai envoyé aucun CV, ni commencé aucun projet si ce n'est celui de m'envoyer en l'air le plus possible du vendredi soir au lundi matin.
Avant ça, j'avais une vie, en fait. J'avais un job honorable, des amis, une équipe de travail. Les choses avaient du sens.
Non, je raconte n'importe quoi. Elles n'avaient pas plus de sens. Je flottais tout autant au milieu de ma vie, avec à peu près les mêmes objectifs du week-end, étalés sur la semaine entière.

Mon esprit, phagocyté par la volonté propre de mon corps, laisse ce dernier glisser sur le carrelage froid de l'entrée, à moitié abandonné contre la sellette en acajou du téléphone.
Rien n'a changé : je fais quoi, maintenant ?

Je pourrais prendre un billet de train pour rentrer à Paris. Mais ça me donnerait l'impression d'abandonner, d'accepter ma défaite face à la mini aventure du couple que je viens de vivre. Je ne veux pas être une perdante. Je veux être la fille qui bouffe la vie et qui a la rage de faire face. Je ne sais pas vraiment comment avoir la rage de faire face, mais je me replante sur mes deux pieds en décidant que ce sera de rester ici le temps prévu. Je ferai au moins face à une semaine toute seule dans le Limousin.
Je pousse un cri de rage pour me donner du courage. Ça résonne et je me sens complètement débile, mais je recommence.

Puis, je regarde l'entrée, dans son ensemble. Rien n'a bougé depuis la mort de mamie Colette. Elle est archi moche. J'ai bien essayé de vider la maison, mais ça m'a mené vers des pistes plus excitantes* et, en fait, je n'ai rien foutu.

Je fais un saut rapide dans la cuisine pour y prendre un sac poubelle 100L et commence à y fourrer tout ce qui se trouve sur mon passage dans cette entrée restée dans son jus depuis 1973.
Le miroir, le trophée de chasse, le porte parapluie, tous les petites scènes galantes clouées au mur, le berger et la bergère en porcelaine, le crucifix (mais ma parole mamie en a fichu partout !), les catalogues Bergère de France abandonnés sur un tabouret. Le sac se rempli en vitesse lumière, seuls un ou deux trucs sont laissés de côté sur le pallier, avec les meubles, pour Emmaüs.

Une fois l'entrée vidée, je cours dans le sellier , je remplis un seau d'eau, déniche une sorte de spatule en métal et ramène le tout en prenant au passage l'énorme bidon de produit vaisselle premier prix dans la cuisine, puis je m'attaque comme une furie au papier peint. J'arrache tout ce que je peux à la rage et à la spatule pas du tout faite pour ça.
Dès que l'entrée est vide et les lambeaux de papier à la poubelle, j'ouvre la première porte à ma droite. La salle de bain du Rez de chaussée. Nouveau sac poubelle.

Le téléphone n'arrête pas de sonner. Je ne décroche plus une seule fois. Mon portable reçoit message sur message. J'ai beau l'avoir passé en silencieux, l'écran s'allume à chaque notification. J'ai envie de le jeter à travers la pièce. Au bout d'un moment, je l'enferme dans le placard à bols de la cuisine.

Je vide, je dégage, et j'arrache comme ça jusqu'à tard dans la nuit, hors du temps, à l'énergie du ras le bol. Quand mon corps se décide enfin à lâcher prise, au delà de ma tête qui pense sans penser dans une boucle floue et entêtante, je m'écroule tout habillée sur le canapé du salon, sous un plaid abandonné dans un coin.

Le lendemain, je suis réveillée par le soleil. Je n'ai fermé aucun volet ni aucun rideau. J'hésite à prendre une douche. Pour qui, après tout ?
Finalement, j'enfile directement mes baskets et, vide de toute pensée, j'ouvre à nouveau la première porte à ma droite et recommence le même manège que la veille.

Le téléphone ne sonne plus. Et je ne sais plus où j'ai mis mon portable. Génial. Ce n'est que vers 16h, motivée par une forte envie de café —je n'ai rien mangé de la journée— que je le retrouve juste à côté de mon bol breton. Celui avec écrit « Angélique » dessus, parce qu'ils n'avaient pas « Angèle » à la boutique du Guilvinec où mamie me l'avait acheté lorsque j'avais 8 ans. Elle m'avait dit que c'était tout comme, et j'avais rayé le « iqu » avec un marqueur indélébile dont il ne reste plus trace après 20 ans de lave-vaisselle. Rose m'avait narguée pendant toutes nos vacances car elle, avait eu un bol avec son vrai nom.

J'éclate en sanglots dans la cuisine. J'ai beaucoup pleuré, à la mort de mamie, et après, avec tout ce qui est arrivé. Mais je crois que mamie me manque vraiment, là, aujourd'hui. Je ne la connaissais pas vraiment.
Mais surtout, je me sens tellement, tellement, seule.
Je n'ose pas appeler Julie, parce que j'ai peur que son connard de mec ne réponde au téléphone. Comment les gens normaux font pour ne pas se sentir seul ?

Mes yeux se posent sur un autre bol. Celui de Rose. Sans réfléchir, je l'empoigne et je le jette par terre de toutes mes forces. Il éclate en morceaux.
Après avoir branché mon téléphone qui s'est éteint, je sors un nouveau sac poubelle et jette chaque morceau de bol en le traitant de pétasse.



* : voir le premier volet des aventures d'Angèle : "La Licorne était borgne", disponible sur wattpad

Le Marais des hérétiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant