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Je n'entends pas vraiment ce que me dit Adèle, à qui j'ai demandé de me raccompagner directement aux Arbouillères. Continuer à prendre ce pot entre filles comme si de rien n'était me semblait au dessus de mes forces. Malheureusement, pour ma nouvelle copine, mon esprit est actuellement enfoui dans une sous-strate bien cachée de mon cerveau et les mots qui sortent de sa bouche me paraissent comme étouffés par une énorme couche de coton. Je ne parviens pas à m'arracher de mes pensées qui tournent en boucle. Je me suis fait avoir sur toute la ligne. J'ai du mal à comprendre comment Adèle peut avoir autant de choses à me raconter alors que je suis visiblement bouleversée. Je devrais me concentrer.
Pile au moment où je fais un effort surhumain pour revenir mentalement sur le même plan que mon interlocutrice, elle s'interrompt et le silence envahit l'habitacle de la voiture. Nous sommes dans le dernier virage avant chez moi. On vient juste de passer le panneau du lieu-dit les Arbouillères, et, peu à peu, la Villa des Heures Claires apparait au loin, à l'orée de la route. Ma nouvelle copine est bouche bée et semble avoir décroché à son tour de la conversation. Je doute qu'elle soit impressionnée par la demeure, qui ressemble plutôt à une petite gentilhommière délabrée avec le toit qui menace de s'effondrer. Cependant, nous sommes au printemps, et la vigne vierge luxuriante s'est étalée fièrement sur toute la façade de la maison. Je dois dire que ça a de la gueule.

— Il doit y avoir une erreur, le GPS annonce que nous sommes arrivées à destination.
— Non, non, on est bien arrivées. L'entrée de la grille sera un peu plus loin sur la droite.

Adèle braque à moitié en tournant brusquement un visage abasourdi vers moi, manquant de nous éparpiller dans le décor. Me voyant paniquer, elle se ressaisit et réussit à se garer devant la grille sans nous faire tomber dans une des profondes rigoles qui la contournent.

— Tu vis ici ? s'exclame-t-elle. C'est chez toi ?
— Euh... oui. Enfin, depuis quelques mois seulement, c'était à ma grand...
— C'est dingue ! J'adore cette maison ! On passait toujours devant avec mes parents quand j'étais gamine, elle me faisait rêver !
— Ah bon ? Ça a l'air beau de loin, mais c'est juste une vieille maison.
— Tu rigoles ? Mes parents nous emmenaient nous promener dans le coin. Mon père est guinéen, mais ma mère est née ici. Lorsqu'on parvenait à s'éloigner du chemin, avec mon frère, on empruntait un petit sentier secret à travers les broussailles qui nous emmenait au grillage qui jouxte ce terrain. Il y avait un minuscule trou, probablement l'œuvre des lapins, mais on n'osait pas y passer pour rentrer sur la propriété.
— J'imagine la tête de mon grand-père s'il vous avait vus courir sur sa pelouse.
— On restait là, à regarder cette immense demeure, en se demandant quelle prince et quelle princesse pouvaient y habiter, jusqu'à ce que nos parents nous ramènent à la réalité.
— C'est fou cette histoire. On s'est peut-être déjà croisées, enfants.
— Je n'ai jamais vu de petite fille rousse ici.
— Tant que mon grand-père était en vie, il ne nous laissait pas faire grand chose. Je passais plus de temps à Limoges avec mes cousins. Ce n'était pas moi, la princesse de ce château. C'était ma mamie Colette.

Adèle éclate de rire. Elle semble également rassurée de voir que je suis capable de faire preuve d'humour après avoir fulminé durant tout le trajet.
Je descends de voiture pour ouvrir l'immense grille d'entrée sur le domaine. Si le manoir est modeste, il faut admettre que le terrain est impressionnant. Je me demande à quoi ça ressemble maintenant que Monsieur Blond, mon paysagiste, a presque terminé son travail sur la parcelle. Peut-être à nouveau au château du souvenir d'Adèle.

En ouvrant, je note déjà la différence. J'en reste moi même sans voix. Le passage boueux reliant la route à la maison a été transformé en allée couverte de graviers clairs au bout de laquelle la maison de mamie trône comme un palais. Le jardin se dessin nettement maintenant qu'il a été défriché. Monsieur Blond a ajouté de massives plantes en pot qui lui donnent des airs de terrasse à l'italienne. Nous remontons en voiture quasiment jusqu'à la porte d'entrée, découvrant au fur et à mesure l'étendue du travail accompli. Scène étrange, je m'exclame à grands cris en même temps qu'Adèle, alors que je connais cet endroit par cœur, ce qui nous fait terminer le trajet dans un fou rire. J'en oublierais presque pourquoi je suis venue me terrer ici. En garant la voiture au pied du grand escalier desservant l'ancienne entrée principale de la maison (dont on ne se sert plus car trop compliquée à entretenir), nous apercevons de l'autre côté de la terrasse, dans une sorte d'apogée cinématographique improbable, Monsieur Blond, torse nu, en train de défricher la bordure du bois. Adèle s'en décroche la machoire.

Le Marais des hérétiquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant