J'arrive les mains dans les poches en terrasse du pub où j'aperçois Adèle. Elle est assise à une grande table ronde... en compagnie de quasiment toutes les autres filles que j'ai rencontré hier soir. Pas un seul bonhomme. Je ne raffole pas de ce genre de petit rassemblement, et j'aurais aimé me souvenir de ce détail de l'invitation. Je m'accroche un sourire ravi avant de débarquer et me plier au sacro-saint tour de table quatre-bise-en-commençant-par-la-joue-droite. Je me rassérène un peu en commandant un panaché et en remarquant l'enthousiasme d'Adèle à ma venue. Je suis également soulagée, après quelques minutes, de constater que l'on ne m'a pas invitée pour me poser plein de questions, en tant que dernière pièce rapportée, comme si j'étais une bête curieuse. Ces filles sont toutes intéressantes, à leur manière. Infirmière, professeur des écoles, juriste, banquière, toutes étalent leur petite vie bien réglée, sans envisager un instant que je puisse faire partie de la team chômage. C'est rafraîchissant. Et ce n'est pas ici qu'une ex débarquera au coin de la rue.
De la petite terrasse où nous nous trouvons, on aperçoit, par une ruelle, la façade de la cathédrale. La place en elle-même est charmante, avec ses murs anciens, ses maisons à colombages et des fanions suspendus entre les bâtiments qui annoncent une fête de Pâques imminente. Il fait un temps radieux, le ciel est bleu, les oiseaux chantent.
J'avais oublié.
Je n'ai pas quitté Paris depuis plus de deux mois et j'ai déjà oublié comme j'aimais la quitter. J'adore Paris. Mais j'ai adoré vivre chez mamie. Enfin, chez moi, maintenant, à la campagne. J'ai adoré m'exiler dans un village perdu en plein hiver, passer des moments de lecture au coin du feu. J'avais oublié que l'hiver n'avait pas été particulier qu'à cause des événements dans lesquels j'ai été embarquée plus ou moins contre ma volonté, mais aussi parce que je suis sortie de chez moi pour la première fois depuis longtemps. J'ai quitté Paris pour la première fois depuis longtemps.
Pendant quelques instants, j'arrive à oublier mes problèmes, sur lesquels je focalise habituellement lorsque je suis seule. Mon chômage, mon ex patron, le loyer à payer, les prudhommes, la maison de mamie à vider, le squelette de Zélie qui revient me hanter parfois la nuit, le procès Monteiro qui va arriver un jour ou l'autre, la tentative d'assassinat dont j'ai fait l'objet... D'après Rose, j'exagère toujours tout. D'après le docteur Roux, je minimise trop. En fait, je devrais plutôt profiter de l'instant, plutôt que de penser à tout ça. J'ingurgite une gorgée gargantuesque de ma pinte de panaché bien blanc.
Mon téléphone sifflote. Julie m'envoie un sms. Je ne peux m'empêcher d'aller regarder, et lâche un soupir beaucoup trop long, mettant un terme à toutes les conversations autour de la table. Lorsque je lève les yeux, tous les regards sont braqués sur moi.
— Il y a un problème, Angèle ? me demande Adèle. Tu as vraiment l'air soucieux.
Je fais un tour de table et me rends compte à quel point je dois tirer la tronche. Je désamorce directement.
— Non, aucun, c'est juste ma copine Julie. Elle se marie, et...
Une multitude d'exclamations s'élève de la table avant même que je n'arrive à terminer ma phrase. Je note trois cris de joie, deux soupirs d'exaspération et quatre de compassion angoissée. J'ai l'impression que je me suis embarquée dans une sale affaire en acceptant d'être le témoin de Julie. Je poursuis, cependant, voyant que chacune est suspendue à mes lèvres. Opération peau rouge écarlate garantie. Je sens déjà la pointe de mes oreilles chauffer comme en plein cagnard estival. Mais ce n'est que l'ultime symptôme de ma rousseur naturelle. Je m'éclaircit la gorge pour annoncer la platitude de ce sms.
— Elle se marie et il semble y avoir un conflit avec sa belle-mère...
Nouvelles exclamations exaspérées-amusées-angoissées autour de la table.
— Elle veut que Julie porte une robe blanche blanche sous prétexte que ça lui ira mieux au teint, alors que Julie a toujours voulu du ivoire.
Regards compréhensifs dans l'assemblée.
— Elle veut mon avis. J'en ai aucune id...
— Ivoire c'est un classique, me coupe le sosie de Sophie Marceau à l'autre bout de la table.Je n'ai pas retenu son prénom hier soir, mais elle arbore le diamant le plus ostentatoire qu'il m'ait été donné de voir à l'annulaire gauche. Je parie que l'alliance assortie est en platine, et pas en or blanc.
— Pourquoi du blanc ? s'enquiert Marie, une petite chose frêle mais enjouée pour dix. Ça ne va pas à grand monde.
— Ça va sur les peaux noires, non ? réponds-je. Mais ce n'est pas une raison pour le lui imposer. Ce n'est pas parce que le vert va bien avec mon roux que je suis obligée de ne porter que du vert.
— La belle-mère d'Adèle lui a fait le même coup, soupire Samia d'un air narquois en secouant une chevelure pour laquelle je vendrais père et mère (surtout père). Tout le monde sait toujours mieux que nous ce dont on a besoin. C'est insupportable.Adèle lève les yeux au ciel. J'essaye d'imaginer sa belle famille. Et celle de Julie. On y pense jamais, quand on voit les choses de l'extérieur. Après tout, on parle de la mère de François Briard, là. On parle de celle qui a mis au monde et élevé le mec le plus tyran et petit chef qu'il m'ait été de rencontrer. Je me rends compte qu'il serait peut-être temps pour moi aussi d'arrêter de le juger. Du moins devant elle.
Je prends mentalement note pour plus tard de tout ce qui se dit à propos du mariage et des robes de mariées. Je tient à tenir ma promesse auprès de Julie et être là pour elle. On dirait que je suis pile en la meilleure compagnie possible pour aborder ce sujet.
Alors que chaucune y va de son conseil, Lynda balaye l'air d'un geste exaspéré de la main et balance, sur un ton de Christine Bravo sur le retour :— Quelle merde les mariages.
C'est vraiment très impressionnant, parce que Christine Bravo est, de base, sur le retour.
— Jalouse ? la taquine Samia.
— Tu es folle ou quoi ? je dis pas que c'était comme ça pour chacune d'entre vous, mais il y a toujours un moment où c'est super ringard, et où tout le monde est gêné. Comme ce mariage, c'était c'était celui de qui, déjà ? Où il y avait eu cette activité trop nulle avec des questions-réponses aux mariés, avec un petit panneau et un oncle bourré hyper génant qui n'arrêtait pas de gueuler « à poil ! » ?J'essaie tant bien que mal de taper une réponse à Julie en écoutant d'une oreille. Je lui ai promis de la soutenir dans cette épreu... ce moment le plus magique de sa vie.
— Qui est-ce qui portait cette robe archi moche avec un top transparent super vulgaire ? Merde ! Il y a eu trop de mariages.
— C'était pas moi, tranche Adèle d'un ton sec.Soudain, Marie exulte, et crache son souvenir avec précipitation :
— C'était le mariage de Roxane et Antoine ! c'est vrai que c'était naaaaaze.
Je bloque un instant, avant de hoqueter un rire ultra gêné d'avoir cru un instant qu'on parlait de MON Antoine. Pourquoi porte-t-il un nom aussi courant, lui, aussi ?
— À la fois, continue Marie sur sa lancée, les Rivière n'ont jamais été les rois de la fête. C'était un peu monsieur et madame je sais tout.
L'une d'entre elle lui dit de la fermer, mais je ne sais pas qui. Je viens de m'échapper de mon corps, et contemple la scène vue du ciel. Elles me regardent toutes sans rien dire, en attendant qu'un quelconque mot sorte de ma bouche. Je dois avoir une tête de benêt. Qu'est-ce que je fais là, d'ailleurs ? C'est qui cette fille rousse ? Si c'est moi, pourquoi est-ce que je ne suis pas à l'intérieur de ce corps ? Ah, oui. Antoine Rivière est marié.
D'un seul coup, les bruits reviennent, les rires à la terrasse du café, les claquements de verre, le serveur qui sort une blague salace dans un rire gras. Je suis à nouveau derrière mes yeux, faces à ces jeunes femmes qui réalisent que je ne suis au courant de rien. C'est pourtant le premier renseignement à obtenir quand on prend un pot avec une nouvelle venue, non ? Qu'elle est au courant que c'est elle, l'autre femme.
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Le Marais des hérétiques
Mystery / ThrillerÀ peine remise de sa précédente aventure, Angèle Kashinsky reçoit une lettre mystérieuse qui va l'amener à poursuivre la piste d'un trésor englouti, mais également son propre passé enfoui dans les méandres de sa mémoire. Cette histoire est la suite...