Chapitre 20 : Passer aux choses sérieuses

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Iscely avait raison : Wulfried l'avait d'ailleurs aidée face à ses agresseurs. Et, même si elle ne lui avait pas avoué la vérité tout de suite, il savait que, s'il avait dû recommencer, il l'aurait à nouveau sauvée. Mais qu'elle était agaçante avec sa bonne humeur et ses grandes idées utopistes ! Non, il ne pouvait pas lui laisser le dernier mot ! D'autant que...

- Arrête ! Tu te drogues au datura et tu aides d'autres que toi à le faire, ne viens pas me dire que tu es un exemple de perfection !

Iscely parut surprise un bref instant, elle sembla hésiter, puis son sourire s'élargit, taquin :

- Et ça te choque, non ? Parce que t'aimes pas l'idée que l'on fasse du mal à quelqu'un !

Cette expression triomphante acheva d'énerver le jeune homme et il se releva avec brusquerie :

- Oui, ça me rend malade de me dire que tu es en train de te tuer à petit feu avec ce truc ! Ça te ronge le cerveau, ça t'abime tout le corps ! Enfin, par les Six ! Il faut être stupide pour prendre du datura et sans cœur pour en procurer à d'autres ! Je ne serai pas toujours là pour te trainer jusqu'à un banc ! Alors, non, je ne suis pas sûr que tu vailles mieux que les autres ! L'argent, toujours l'argent... Ça rapporte bien, cette saleté, hein ?

La jeune fille avait perdu son sourire et garda le silence tandis que Wulfried faisait les cent pas, ulcéré de s'être laissé aller à la colère. Elle finit par se lever, replia la couverture sans mot dire. Une goutte de pluie esseulée s'écrasa sur la corniche tandis que le tonnerre grondait dans le lointain.

- Tu t'inquiètes trop pour moi, Wulf. Mais, tu as raison j'en vaux pas la peine... soupira-t-elle finalement.

Elle paraissait triste, peut-être fatiguée de cette dispute. L'interpellé laissa échapper un nouveau juron lorsqu'il se rendit compte qu'à nouveau, il culpabilisait.

- Pourquoi tu fais ça ? finit-il par demander plus calmement. Tu es une bonne guérisseuse. Pourquoi tu te détruis comme ça, en restant apprentie, dépendante de Marhra ? Etant donné tes compétences, tu pourrais tenir ta propre boutique et gagner ta vie convenablement.

- Et toi ? Pourquoi tu restes ici alors que t'as rien à apprendre ?

Il était vrai que, de son point de vue, la présence de Wulfried n'avait sans doute aucun sens. Un instant, il fut tenté de lui parler magie, mais renonça en se rappelant des recommandations de la vieille femme.

- Je suis fatiguée, je vais me coucher, conclut Iscely. T'auras qu'à rentrer les couvertures quand tu voudras... Il va pleuvoir.

Sa robe blanche disparut dans l'obscurité, laissant là Wulfried et ses questions.

Contrarié, le jeune homme s'assit sur le bord de la corniche, malgré le vent qui le harcelait, tandis que le temps tournait à l'orage.

Les incohérences le taraudaient. Marhra et Iscely n'avaient rien à faire ensemble. Pourquoi l'apprentie restait liée à la vieille femme qui, de toute évidence, ne la respectait pas ? Pourquoi Marhra la gardait-elle si, réellement, la jeune fille prenait du datura en cachette ? Il doutait que la guérisseuse soit dupe. D'un autre côté, cette dernière rudoyait Iscely mais demandait à Wulfried de veiller sur l'apprentie. Absurde.

Il soupira et reprit le chemin de la chambre, les fourrures sous le bras.

Il fermait les yeux, roulé dans sa couverture, quand une dernière question glissa à l'orée de sa conscience : pourquoi Marhra lui avait-elle proposé, à lui, de lui enseigner la magie ? La contrepartie demandée n'avait aucun sens : Iscely était parfaitement autonome, il n'avait encore rien eu ou presque à lui expliquer. Qu'est-ce que la guérisseuse gagnait à lui accorder son temps ?

***

Wulfried fut brusquement réveillé le lendemain matin par des gouttelettes d'eau dans la figure. Il passa une main surprise sur son visage tandis que l'autre se posait sur le pommeau de son épée, à ses côtés. Mais ce n'était qu'Iscely qui, les cheveux humides, le réveillait avec son habituelle bonne humeur et son bavardage intempestif :

- Debout Wulf ! Je dois aller faire ma tournée, la mère Rhanira a envoyé son aîné parce qu'elle a des douleurs, j'espère qu'elle va pas accoucher trop tôt. Mère-Grand a dit que tu devais rester là pour l'aider... Je sais pas pourquoi, mais elle a besoin de toi. Ah, aussi, elle a exigé qu'on prenne un bain parce qu'on va dans les beaux quartiers cet après-midi et elle t'a laissé des habits propres dans la salle à manger... L'eau est encore chaude, tu devrais te dépêcher ! Moi, c'est déjà fait ! On se retrouve à midi pour manger et ensuite on ira voir les nobles... Arrange-toi un peu, on dirait un maraudeur des grands chemins !

Elle avait ponctué ses mots d'une grimace moqueuse et lui avait tiré la langue. Il était vrai qu'après quelques jours à se débarbouiller dans un seau d'eau froide sans changer de vêtements, Wulfried ne devait pas sentir la petite fleur des champs. Il se demandait comment Iscely faisait d'ailleurs pour conserver sa robe blanche parfaitement immaculée quels que soient le temps et les flaques de boues dans les rues de Mreoria.

Lorsqu'il pénétra dans la salle à manger, Wulfried fut heureux de découvrir, au coin du feu, un grand baquet d'eau encore tiède. Le bois était garni d'une épaisse toile garantissant la peau nue contre les échardes. Comme Marhra ne se montrait pas, le jeune homme ne se fit pas prier pour se glisser aussitôt dans le cuvier, véritable luxe pour qui n'était pas noble. L'eau était déjà parfumée de sauge, mais le guérisseur préféra utiliser, en plus, un peu de saponaire pour se laver.

Comme il n'avait aucune envie de se faire houspiller par la vieille femme pour avoir trop traîné, Wulfried se décida à sortir rapidement de cet agréable bain. La guérisseuse ne s'était pas moquée de lui : une chemise bleue de toile fine, des braies et des chausses colorées l'attendaient sur une chaise. Il passait une main dans ses cheveux bruns emmêlés pour les discipliner un peu quand Marhra fit son apparition.

- Laisse tes habits sales à côté du baquet, Iscely les lavera plus tard. Et maintenant, dans les cachots, on a du travail !

Cette fois, le contenu de la cage qu'elle tenait à la main était bien visible : six gros rats bruns se mordillaient en couinant avec nervosité, dans l'attente du sort qu'ils allaient subir.

- Nous allons passer aux choses sérieuses, expliqua Marhra en descendant la volée de marches. Tout d'abord, tu as bien compris que, lorsque tu tues en brisant un Fil, tu entres en contact avec la mort. Tu ne dois pas te laisser submerger.

- Ouvrir les yeux suffit ? demanda Wulfried, peu rassuré.

Il se souvenait avec horreur du froid glacial qui l'avait saisi juste avant que la guérisseuse ne lui assène une paire de claques retentissantes. Il n'avait aucune envie de renouveler l'expérience et se promit de tout faire pour éviter les débordements. Il s'assit sur la couchette et observa à la lueur de la chandelle les bêtes aux poils hirsutes qui tentaient d'échapper à leur cage.

- Oui, répondit Marhra en s'installant à ses côtés. Encore faut-il que tu aies la présence d'esprit et la force nécessaire pour décoller tes paupières. C'est pour cela que je suis là... et qu'au besoin je te secouerai un peu pour être certaine que tu ne te laisses pas entrainer. Mais tu dois apprendre à lutter par toi-même. Il arrive que des patients meurent quand on pratique la magie et c'est alors beaucoup plus violent que de voir de vulgaires Fils de cafards se briser.

- Et, aujourd'hui, ce sera des rats...

- Tu n'en as pas la phobie, j'espère ?

Le guérisseur secoua la tête. Non. Sans apprécier les bestioles, il n'en éprouvait aucune peur irraisonnée. Les voir se tortiller pour échapper à leur prison ne lui inspirait que du dégoût. La vieille femme reprit ses explications :

- Comme avec les insectes, tu vas t'approcher des Fils et les toucher juste ce qu'il faut. Je veux que tu en fasses le tour. L'un des rats a une patte blessée : repère lequel, sans toucher à son Fil, puis revient. Si tu t'es bien débrouillé, je te montrerai comment le soigner. Mais il te faudra sans doute un temps de récupération entre ces deux étapes.

Puis elle tendit les mains :

- Prêt ?

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