Chapitre 34 : Liens rompus

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— Tu te débrouilleras ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

Iscely se tortilla sur le banc, hésitante.

— Je... j'en sais rien. Je peux agir sur ton esprit, mais enlever Marhra du mien... J'ignore comment m'y prendre. Elle s'est pas ancrée de la même façon. C'est vraiment après moi qu'elle en avait.

— Mais, pourquoi ?

— Pour s'octroyer mon pouvoir, expliqua la jeune fille d'un ton détaché. Elle va me grignoter tranquillement de l'intérieur à chacun de mes sommes, à présent. Je suppose que si tu avais continué à lui apporter ton aide, ça aurait été encore plus rapide. Seulement, maintenant que tu lui as ouvert la porte, ça a plus beaucoup d'importance. Elle prendra son temps, c'est tout.

Wulfried sursauta :

— Parce que tu penses y retourner ?

— Non, même si j'aimerais garder un œil sur elle pour lui éviter de faire d'autres dégâts. Elle est vraiment plus dangereuse que je le pensais. Je me demande d'ailleurs, pour les précédents apprentis...

— Je suis certain qu'elle leur a proposé la même chose qu'à moi et qu'ils n'ont pas survécu aux leçons. Et...

Il s'interrompit : Iscely avait les larmes aux yeux. Il préféra changer à nouveau de sujet.

— Et donc, si tu restes loin d'elle, ça ira, non ? Il faut un contact, à ce qu'elle m'a dit.

— Non, ça changera pas grand-chose. À distance, ce sera long, c'est vrai, mais elle m'envahira petit à petit et même si elle parvenait pas à s'octroyer mon pouvoir avant longtemps, sa présence grandissante finirait par me rendre folle. C'est d'ailleurs aussi pour ça que je veux te soigner.

— Qu'est-ce que tu proposes pour toi, alors ?

Iscely eut un petit rire nerveux et lissa sa robe, les mains moites :

— Rien. J'ignore comment arrêter les dégâts.

— Tu es en train de me dire que je t'ai condamnée ?

La jeune fille baissa les yeux et soupira :

— C'est pas vraiment ta faute, tu pouvais pas deviner.

Wulfried accusa le choc. Elle allait finir sous l'emprise de Marhra. Rien qu'à cette pensée, son estomac se tordait. L'envie de briser cette sale bonne femme le submergea. Serrant les dents, il se fit violence pour ne pas se rendre au donjon sur un coup de tête. Comme Iscely regardait le sol, résignée, il eut un mouvement instinctif pour la prendre dans ses bras.

Elle se redressa au même moment, le faisant suspendre son geste :

— Bon, on va pas pleurnicher, puisqu'on y peut rien. Donne-moi tes mains, je vais déjà m'occuper de ton cas.

Comment pouvait-elle se montrer aussi détachée ? Incapable de se contenter de cette réponse, le jeune homme insista :

— Personne ne pourrait nous aider ?

Iscely haussa les épaules :

— Les magiciens capables de maîtriser les Fils sont rares et plutôt discrets. 

— Mais, tu as dit que c'était héréditaire. Je pourrais te raccompagner dans ta famille, qu'en dis-tu ? Là-bas, ils...

— Non. Ils feront rien, le coupa-t-elle en fronçant les sourcils.

— Mais, même s'ils ne peuvent rien faire, ils sauront peut-être...

— Non ! 

Iscely avait crié. Elle déglutit, se leva et secoua la tête, comme pour se reprocher à elle-même de s'être laissé emporter. Encore une fois, Wulfried eut le sentiment d'avoir commis une erreur, bien qu'il ignore de quoi il retournait.

Il en eut rapidement confirmation quand la jeune fille vint se rasseoir près de lui, abattue :

— Je te rappelle que la magie est interdite chez les esceliens.

Hésitante, elle joua avec les plis de sa robe un instant.

— C'est ma grand-mère qui a détecté mon don et m'a appris à le maîtriser pour le dissimuler. Je devais m'en servir sous aucun prétexte. Elle m'a bien expliqué qu'on risquait la mort si on nous surprenait. Personne est assez fou, là-bas, pour user de sortilèges, quels qu'ils soient. Mais, c'était plus fort que moi, comme si je brûlais de l'intérieur... Alors j'ai commencé à pratiquer en cachette. À onze ans, peu après que les Six ont rappelé ma grand-mère à elles, j'ai voulu soigner mon cousin. J'ai été surprise en pleine séance, parce qu'il était gravement blessé et que ça a pris trop de temps. On m'a interrogée et le village a voté mon bannissement. J'ai eu de la chance d'être si jeune, sinon... ça aurait été pire.

Atterré par un tel récit, Wulfried regretta de l'avoir forcée à remuer ces souvenirs douloureux. Il avait en effet oublié un peu vite ses origines qui l'avaient tout d'abord convaincu qu'elle ne pouvait pratiquer la magie.

— Tes parents n'ont rien dit pour te défendre ?

Iscely lâcha un rire glacé :

— Ce sont mes parents qui m'ont dénoncée au chef.

Le jeune homme ne sut que répondre. Il hasarda une main sur la sienne et fut soulagé de voir qu'Iscely ne se dérobait pas. La jeune fille paraissait mélancolique, après ses révélations mais, comme à son habitude, elle retrouva vite le sourire :

— Oublie ça ! Déjà, je vais te soigner, ce sera une bonne chose de faite !

Cette capacité à se ressaisir restait impressionnante. Puisqu'elle insistait, Wulfried se décida à obtempérer :

— Tu es sûre que ça va aller, pour toi ?

— Ça me fatiguera, c'est vrai, mais je pense que je peux y arriver.

— Tu viens de t'occuper du bébé...

— Mais plus le temps passe, plus Mère-Grand s'implante en toi et plus ce sera difficile pour moi d'agir.

Il serra doucement sa main dans la sienne et hocha la tête :

— D'accord. Mais, si c'est trop dur, tu arrêtes, c'est promis ?

Iscely eut un petit sourire attendri :

— Tu vois, que t'es pas si méchant, au fond...

Je t'ai quand même condamnée, songea Wulfried avec désespoir. Qu'Iscely paraisse lui avoir déjà pardonné le dépassait. Cette jeune fille débordait d'une bonté qu'il croyait inexistante dans le monde. Il se promit de trouver une solution, coûte que coûte.

— Je te préviens, ça risque d'être très douloureux, s'excusa-t-elle en resserrant sa prise sur ses mains.

Pourtant, à nouveau, une douceur moelleuse enveloppa le jeune homme. Une chaleur bienfaisante. Si agréable qu'il aurait voulu que jamais cette sensation ne s'arrête.

Tiédeur plus lourde, à mesure que son esprit se mettait à chauffer. Chappe de plomb étouffante, pesante.

Fournaise ardente, douloureuse. Comme une pointe chauffée au rouge s'enfonçant avec précision. Malgré lui, ses doigts se crispèrent sur ceux de la jeune fille.

L'aiguille ardente tira lentement. Elle drainait quelque chose derrière elle, brûlant tout sur son passage. En sueur, Wulfried serra les dents et résista à l'envie de reculer. Il ne voyait rien, contrairement aux séances avec Marhra. Invisible, la douleur n'en était que plus intense. Il se consumait de l'intérieur tandis qu'Iscely poursuivait, imperturbable.

Souffrance intolérable. Une sensation de tiraillement incandescent qui s'accentuait, lui dévorait l'esprit. L'absorbait tout entier dans une torture de flammes vives. Il allait sombrer... La peur naquit, incontrôlable : Marhra s'était toujours arrêtée à temps. Iscely aurait-elle les mêmes scrupules ? Pourquoi ce sentiment de destruction à l'intérieur de lui ?

Que faisait-elle ?

Son esprit s'enflammait, rongé par la magie. Wulfried voulut ouvrir les yeux. Impossible. Sa bouche hurla. Aucun son ne sortit. Pétrifié. Impuissant sous la morsure de cette fournaise intérieure. Consumé, il sentit ses pensées céder. Une vague de chaleur destructrice le submergea.

GuérisseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant