Chapitre 30 : Nœud coulant

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Wulfried se retira dans la chambre en prétextant une grande fatigue. Il ne pouvait décemment pas assister au dîner sans trahir son malaise. Certes, il était bien décidé à poursuivre ses leçons, mais, voir Iscely ingurgiter la drogue, juste sous son nez, était au-delà de ses forces. 

En faisant les cent pas dans la pièce close, il se maudit intérieurement : il agissait comme un lâche, ni plus ni moins. Plusieurs fois, il manqua descendre pour avertir la jeune fille et annoncer à Marhra qu'il avait changé d'avis. À chaque fois, il se rappela que son propre avenir était en jeu et étouffa sa conscience.

Quand l'apprentie monta, un peu plus tard, pour le retrouver, elle avait les yeux déjà lourds de sommeil. La guérisseuse avait dû forcer la dose de pavot. Trop affaiblie pour s'étonner de voir le jeune homme encore debout malgré son prétendu épuisement, Iscely se coucha et s'endormit aussitôt.

Wulfried vérifia le pouls de la jeune fille et se rassura un peu en sentant le rythme régulier. Cette constatation ne suffisait pourtant pas à effacer l'amertume de ce qu'il percevait, de plus en plus, comme une trahison envers celle qui n'avait toujours fait que le soutenir.

— Prêt, mon garçon ?

Marhra avait surgi dans la chambre. Les yeux brillants, elle s'installa près d'Iscely et posa une main ridée sur la tête de l'apprentie.

— Avec un être humain, il te faut garder un contact. Nous allons entrer doucement. Ne force pas, surtout.

Wulfried ignorait pourquoi, mais il eut l'impression que la guérisseuse disait exactement le contraire de ce qu'elle pensait. Était-ce de l'impatience mal réfrénée qu'il percevait ? Avec appréhension et le sentiment désagréable de commettre une erreur irréparable, il s'assit et imita Marhra. La peau d'Iscely était froide. Il unit pourtant sa seconde main à celle de la vieille femme et ferma les yeux.

Un mur.

Un mur immense, d'une transparence pourtant immaculée, à la lumière vive. Infranchissable. Sans fin, ni en haut, ni en bas, ni sur les côtés. L'obstacle embrassait l'horizon à perte de vue. Wulfried sentit son cœur s'emballer devant l'ampleur de la tâche. C'était la première fois qu'il percevait un tel phénomène. Plus que jamais, il n'avait pas droit à l'erreur.

— Calme-toi, murmura Marhra. Attends. Quand tu seras prêt, incise, sans précipitation.

Les Fils noirs restaient en retrait, comme pour l'observer. Comme des prédateurs aux aguets. Aussi lentement qu'il put, Wulfried chercha une faille, même minuscule.

Il fut surpris de ne rencontrer aucune résistance lorsqu'il s'avança, traversa la frontière lumineuse en douceur. Les Fils de la vieille femme s'engouffrèrent dans la brèche à sa suite. Allait-il trouver le Fil d'Iscely ?

Il n'eut pas le temps de s'interroger davantage. Sa vue se brouilla soudain. Le rejet explosa dans son crâne. Souffrance. Une infinité d'aiguilles paralysantes. Torture. Asphyxié, Wulfried se plia en deux sous le choc. Son souffle se coupa.

Ce fut le trou noir.

***

Lorsqu'il reprit conscience, le jeune homme était allongé sur le sol de la chambre. Il faisait toujours nuit. Le feu mourant de la cheminée éclairait les figurines au plafond. Hébété, il peinait à reprendre ses esprits. La leçon, Iscely, le mur de lumière... Était-il resté évanoui longtemps ?

— Marhra ?

Sa propre voix, rauque, le perturba. Personne ne lui répondit. Évidemment, compte tenu de l'état de son élève, la vieille avait dû préférer l'abandonner, comme à son habitude ! Il grommela un juron sans pour autant trouver l'énergie de se redresser. À tâtons, il passa une main sur son crâne douloureux et trouva une bosse : il avait dû tomber lourdement.

GuérisseurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant