48. Le slam de la sirène (Jay)

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Je croise les bras en fronçant les sourcils. Qu'est-ce qu'elle me prépare encore ? Une nouvelle chanson pour me dire qu'elle vénère le gentil Matthias et que je suis le pire être qui soit sur Terre ?

Posée sur ses jambes en tailleur, sa guitare résonne. Stella n'utilise pas les cordes de l'instrument mais uniquement le bois qu'elle frappe avec un rythme rapide comme un petit tambour.
Elle fait un petit clin d'œil à Blanche et commence à chanter d'une voix légèrement plus grave qu'à l'accoutumé :

Était-elle bête ou juste simplette ?
Grincheux hésitait sur le sujet,
Fixant de fait, la jeune nymphette.
Il hésitait, mine renfrognée.

Sourcils froncés et bras croisés,
Dans sa tête : grosse tempête !
Que chantait la nymphette ?
Ça commençait à l'énerver.

Était-elle bête ou juste simplette ?
Qui oserait le défier,
Lui, le bad boy du lycée,
À coup de petite chansonnette ?

Oh ! Toi, l'esprit étriqué,
Apprends à les reconnaître,
Les sirènes abandonnées.
Garde leurs refrains en tête:

Ohé ! Ohé ! Il était bien bête
D'avoir défié la sirène isolée
Car, pour son immense défaite,
Il devrait deux minutes lui dédier !

Ohé ! Ohé ! Il était bien bête,
Jay le grincheux fâché
D'avoir ainsi défié
Une fillette muette en sirène déguisée

Ohé ! Ohé...


En entendant cette description de moi, j'ai d'abord décroisé les bras en prenant conscience de ma posture, puis les ai recroisés par réflexe. J'ai tenté de ne pas froncer les sourcils : peine perdue. Puis j'ai hésité entre le rire et l'étonnement.

Elle continue et mentionne ma réputation pour s'en amuser avec sa frimousse effrontée.

Son débit est de plus en plus rapide et je blêmis quand elle parle de sirène. Je ne sais plus quoi penser et je la fixe d'un air de plus en plus courroucé qu'elle détaille facilement. C'est horrible de se sentir scruté et décrit si précisément.

" Tu... tu te fiches de moi ? je m'exclame devant sa facilité à réagir au quart de tour devant ma mine déconfite pour adapter ses paroles.

Sa main retombe à plat sur la guitare et le rythme cesse enfin.

— La fin laisse à désirer, mais en gros c'est l'idée, me défie-t-elle avec un sourire énorme.

Blanche à mes côtés est hilare.
Je n'en mène pas large. La chanson était à la fois enfantine et drôle, et moi, je suis incapable de réagir en adulte.

— Je vais te massacrer, je me penche pour attraper sa guitare et lui faire passer l'envie de se moquer de ses aînés, mais elle bondit comme un petit lapin et s'enfuit en courant.

— Faudra déjà m'attraper, Grincheux !

Comme elle détale, je m'élance à sa poursuite.

— M'appelle pas comme ça ! je lui crie.

Pas moyen qu'elle me traite de nain encore une fois, si elle s'allie à Blanche je n'ai pas fini d'en entendre parler. Roxanne pourrait bien s'y mettre aussi et ce serait la fin de ma tranquillité.

Elle saute par-dessus le bac à sable et traverse l'aire de jeux, passe sous la maison en bois, contourne le toboggan. Théo l'encourage à aller plus vite et me tire la langue au passage. Sale gamin !

Pas question de me laisser distancer. Sirène : tu parles ! Elle court vite, pour une créature à queue de poisson. La voilà qui grimpe une petite colline et disparaît derrière les troncs de deux gros arbres centenaires. Sa chevelure rousse trahit sa présence dans les épais buissons en contre-bas et je la talonne en longeant une allée de petits cailloux jaunes, bifurque sur la gauche puis la droite a sa poursuite quand soudain, un groupe de lycéens en pleine révision du baccalauréat nous bloque le chemin en lisant leurs fiches sur l'herbe tendre. Elle les contourne par un côté et moi par l'opposé.

— Stella ! je crie, mais elle rit sans s'arrêter, disparaissant totalement de ma vue derrière un énorme bosquet de fleurs rouges et odorantes.

Je le traverse et glisse sur le sol meuble de terre humide. Je me retrouve en bas d'une pente, à reprendre mon équilibre dans ce coin reculé du parc. Tout est vert émeraude sous les branches touffues des chênes et marronniers et, tandis que je repère le murmure paisible du vent léchant les feuilles avec chaleur et gourmandise, une main me pousse par derrière. Stella !

Je bascule en me retournant, attrapant par réflexe la main de mon attaquante et tombe sur le dos.

Notre chute est rapide mais pas abrupte. Je sens moins l'herbe fraîche dans mon cou que le corps de Stella sur moi. Paniquée, elle se redresse, mains à plat sur mon torse.
Nos regards s'ancrent l'un à l'autre et nos respirations se mêlent après la course, ses cheveux roux caressent mes joues.

Soudain, j'ai un étrange flash.

C'est une nuit de pleine lune et une femme se penche sur moi. Elle panique en me suppliant de respirer. Ses lèvres s'approchent des miennes et...

Je fronce les sourcils, secouant ma tête pour me remettre les idées en place.

« Stella, qui es-tu ? » je murmure en essayant de m'accrocher à ces bribes de souvenirs.

Les yeux gris de la petite chanteuse semblent prendre une teinte translucide. Elle se recule et se relève tandis que je l'imite. Ses lèvres articulent quelque chose mais je n'entends pas bien.

— Qu'est-ce que tu dis ? je demande calmement.

Le temps suspend son vol et le vent déserte les lieux. Nous sommes seuls dans l'éternité de l'instant.

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