Mermaid Online

66. Mené en bateau (Jay)

Bon sang ! Qu'est-ce qui m'a pris ? On n'embrasse pas ses ami.e.s ! Est-ce que j'irais embrasser Rob ou Roxanne ? Non ! Bien sûr que non. Beurk, ça me donne la nausée rien que d'y penser.

Stella et moi sommes amis. Point barre. Je me donnerai des claques, je vous jure.

Et puis c'est la sœur de mon meilleur ami décédé. Je dois prendre soin d'elle pas... enfin pas... Qu'est-ce que ne tourne pas rond chez moi ? D'habitude je ne fais jamais le premier pas, on vient plutôt vers moi. Et puis, on n'embrasse pas quelqu'un sans son consentement ! J'ai vraiment perdu la tête. Je fais n'importe quoi depuis que je suis tombée dans la piscine de Roxanne.

Voilà où j'en suis de mes réflexions quand Stella me parle de la baleine cinquante-deux.
Sur le coup, j'ai un blanc.

Il y a quelques heures à peine j'apprenais qu'elle m'avait sauvé la vie et maintenant qu'elle est la sirène du net ?
Je passe fébrilement la main dans mes cheveux. Je suis sous le choc.

J'avais pourtant dévoilé mon prénom à cette inconnue d'internet. Il est peu probable que Stella n'ai pas fait le lien immédiatement. C'était quand ?
J'essaie de me souvenir exactement... c'était juste après l'avoir ramenée de chez Roxanne car elle avait dû se changer.

Elle me ment depuis tout ce temps ?

" Comment as-tu pu ? je siffle entre mes dents.

J'ai cru pouvoir lui faire confiance... Se joue-t-elle de moi ou bien est- elle de mèche avec Matthias ?
Je ne sais plus sur quel pied danser. Elle m'a mené en bateau depuis le début !

— Ce n'est pas ce que tu crois, elle tend une main vers moi et je recule comme si une vipère allait m'attaquer.

-— Menteuse ! je réponds d'une voix blanche. Tu m'as accusé de ne pas t'avoir rendu ton carnet et d'avoir lu tes pensées, mais tu faisais la même chose avec moi ? En réalité, c'est bien pire : car toi, tu l'as fait intentionnellement.

— Pas du tout ! Je n'ai rien posté après avoir appris que c'était toi.

Elle a raison.

— Mais tu ne m'as quand même rien avoué.

Stella se tord les mains :
— Je n'y arrivais pas. Il y a eu cette histoire de carnet et ta colère à cause de la mélodie de Cam qui tu croyais que j'avais volée. Il nous a fallu du temps pour nous comprendre.

— Et à aucun moment tu ne tenais à m'avouer la vérité ? Si je n'avais pas compris que tu étais ma sauveuse de la peine lune, m'aurais-tu avoué quoique ce soit ? Non, j'ai juste eu droit à la version qui t'arrangait depuis le début.

— Je voulais d'abord que tu saches que j'étais la sœur de Cam. C'était plus important. Le reste c'est...

— Quoi ?

— C'est une succession de... de hasards.

— Qu'est-ce que tu me caches d'autre, je ricane. Es-tu mon amie ou veux-tu te venger pour ton frère et ton cher "M. Duval".

— Me venger de quoi, Jay ? Tu n'y es pour rien et Matthias non plus, j'en suis sûre.

Je me penche pour ramasser le recueil de poèmes par terre et je le lui tends sans même le regarder.

— Cam l'avait offert à la personne qu'il aimait. Sais-tu pourquoi il se trouve ici à présent ?

Elle secoue son petit visage et reprend le carnet en le serrant contre son cœur.

— Parce que j'ai foiré sur toute la ligne, gamine.

— Ne me traite pas de gamine ! Combien de secrets vas-tu me cacher toi aussi ? S'il était aussi facile de tout se dire alors on parlerait librement. Ne me prends pas de haut, alors que tu réagis comme moi. Tu veux la vérité toute nue, Jay ? Je vais te la dire : j'habite chez M. Duval parce que le jour de l'anniversaire de Cam je me suis enfuie de chez moi.
Je suis partie parce que je ne supportais pas l'idée d'être seule dans cet appartement en sachant qu'on aurait dû fêter sa première année d'université et ses dix-neuf ans. J'ai erré pendant des heures dans la capitale sans savoir où j'allais et avant que je ne comprenne je me suis retrouvée devant chez Matthias. C'est le seul qui a bien voulu m'accueillir, moi et mon énorme valise de tristesse. Moi et mon deuil. Moi et toute cette peine qui me ravage de l'intérieur depuis un an.
Je n'ai pas d'amis parce que j'ai peur de leur infliger tout ce que je suis : une fille brisée qui n'arrive pas à maintenir sa famille à flot.
Une fille qui n'arrive pas à suivre en cours parce que j'ai si mal en pensant à Cam qui travaillait avec acharnement, au fait qu'il ne fera jamais les études qu'il aimait tant, que je ne me sens pas légitime d'aller en cours.
J'avais l'impression que vivre c'était le trahir. Qu'être heureuse c'était l'oublier.
J'ai peur !

La voix de Stella se brise et elle tombe à genoux sur le parquet de la bibliothèque.

— J'ai peur de l'oublier. Je ne me rappelle déjà plus son parfum. Bientôt, ses traits ne seront plus aussi nets dans mes souvenirs. Et après, il disparaîtra complètement... je ne veux pas... j'ai si peur.
Matthias est mon seul lien avec lui. Et il le sait alors il m'aide.
Je suis faible et lâche. Je m'accroche à sa bienveillance mais c'est mal. Je ne veux pas être un fardeau. Je ne veux pas être me servir de lui comme une béquille, mais la vérité c'est que sans soutien, je ne tiens pas debout. Je n'ai plus de jambes. Je ne suis pas une sirène, je suis juste une fille qui se noie dans ses propres larmes.
Et le soir de mon arrivée chez M. Duval, je t'ai sauvé en pénétrant illégalement chez la voisine. J'avais peur d'être punie pour cette raison, alors je me suis enfuie.
Et puis, je t'ai rencontré au lycée. Je ne t'avais jamais remarqué avant, et c'est normal car, au lycée, je marche toujours tête baissée et je rase les murs.
Je n'ai pas osé te parler car je croyais que tu m'en voudrais.
Et puis, j'ai fait un vœu sur pomme-d'amour.com, Jay. Tu sais quel était ce souhait ?

Stella lève son visage vers moi et je retiens mon souffle car moi aussi j'ai exprimé un vœu sur ce satané site.

— Celui d'être écoutée, souffle-t-elle. Alors quand un pirate est apparu, j'ai laissé cet inconnu entrer dans ma vie. C'était plus facile de se confier à lui qu'à ma propre famille ou à des amis que de toute façon je n'avais pas.
Mais ce pirate c'était toi. Toi, à qui je ne pouvais rien dire sans avoir peur de perdre ce lien ténu. Cette oreille attentive.
Je ne savais par où commencer. Et puis, j'ai appris que tu connaissais mon frère, alors ma priorité c'était de te dire que j'étais sa sœur.
Le reste, je ne savais pas encore comment faire.
Je suis désolée...

Elle pleure et mon estomac se tord.
Je me mets aussi à genoux et lui prends la main.

— Moi aussi, j'ai fait un souhait sur le site de la sorcière, Stella. J'ai souhaité retrouver la sirène qui m'avait sauvé. Je ne peux pas te dire à quel point je suis heureux que ce soit toi.
Pardonne-moi d'avoir douté de toi.

Et doucement, Stella se redresse. Elle lâche le recueil de poèmes et m'entoure de ses bras. Ses larmes dans mon cou sont aussi brûlantes que les miennes sur mes joues.
Je la serre contre moi aussi fort que possible.

Mon cœur est aussi fragile que le sien mais il va pourtant mieux quand elle est là.
J'aperçois près de nous le livre ouvert de Cam avec sa dédicace sur la première page.
Je suis foutu.
Comment vais-je lui raconter tout ce que je sais sur le décès de son frère ?