20. Ne juge pas (Stella)

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La maison de M. Duval a rapidement été envahie d'informaticiens, le sol du premier étage est envahi de câbles électriques et je les enjambe comme si c'était des serpents. Le plateau que je porte est assez lourd avec toutes sortes de boissons : café, thé, eau plate et pétillante, jus de fruits. J'entends le photographe donner des indications à son assistant pour régler les éclairages et tirer les rideaux pour éviter la clarté naturelle. D'après ce que j'ai compris, un tableau est une mise en scène, les mannequins viendront y poser selon l'image que souhaite obtenir le photographe.

Sur le pas de la porte ouverte, j'observe avec attention ce qu'il se passe. Sur la gauche, un paravent permet aux mannequins de se préparer, des habits pendent sur des tringles à roulettes, des maquilleurs s'affairent autour de deux belles filles et un styliste leur explique leur tenue. D'après ce que j'entends, elles auront le rôle de deux princesses. Sur la droite, un immense fond vert a été tendu et des dizaines de caméras filment un trône sous tous les plans. Des techniciens contrôlent que tout fonctionne bien, les ingénieurs vérifient le rendu sur leurs écrans et parlent de paramétrages et d'angles de vues. C'est vraiment excitant de voir tant d'animation sur quelques mètres carrés.

D'après ce que j'ai pu comprendre, M. Duval s'est reconverti après avoir quitté son travail de prof de lycée. Aujourd'hui, il travaille pour la GoldMine, une agence de mannequinat connue pour ses castings sauvages dans les rues du monde entier. Leur réputation s'est faite sur leur capacité à proposer de nouveaux visages et des silhouettes toujours plus inclusives. Le premier mannequin grande taille qui a signé chez eux est devenu une référence mondiale et a fait de nombreuses couvertures dans les années quatre-vingt, ils ont mis à l'honneur des corps atypiques dans le domaine de la mode et des personnalités non-genrées.

A présent, la GoldMine prend un tournant numérique et il semble que le rôle de M. Duval intervienne à ce stade. Il m'a brièvement expliqué qu'il a inventé une nouvelle manière de capturer l'image et de l'utiliser, mais je n'ai pas tout compris. Dans mon esprit, M. Duval est mon prof de maths et mon ami, j'en oublie parfois qu'il est un génie de l'informatique et que son nouveau métier va bien plus loin que tout ce que je peux appréhender. La maison où il vit est d'ailleurs plus un logement de fonction que son foyer.

Si M. Duval devait vivre dans un lieu qui lui ressemble, où vivrait-il ? Je l'imagine dans une petite maison très simple, près de la mer. Un endroit calme, loin de toute cette agitation et de ce milieu glamour du mannequinat. Un endroit un peu reculé...

Je secoue mes boucles rousses, ce n'est pas le moment de rêvasser, j'ai encore des sandwichs à préparer...

« Pardon, intervient une voix derrière moi, je... »

Surprise par cette présence dans mon dos, je sursaute et mon énorme plateau bascule. Je manque de tomber et perdant l'équilibre, mais deux bras me retiennent. Je stabilise le tableau au dernier moment, ouf !

Je lève les yeux pour rencontrer deux pupilles d'un bleu noir électrisant.

« Tout va bien, Stella ? »

Je hoche la tête et Rob m'aide à me redresser.

« C'était moins une, il rit. Désolé je ne voulais pas te faire peur mais tu bloquais le passage. »

Il m'ôte doucement le plateau des mains pour aller le poser sur la table à proximité, je le suis.

« Tu as quitté tes chaussons oursons, quel dommage. Ils étaient très mignons... sourit-il.

— Je les aime bien, mais ils sont parfois un peu gênants, je m'entends répondre. C'est leur période d'hibernation, mieux vaut les laisser se reposer, sinon ils deviendront agressifs.

— J'aimerais autant éviter de me faire dévorer, je n'ai pas pris mon épée pour me défendre.

Il hausse les mains vers le ciel et je remarque qu'il porte une tenue de prince assez moderne faite de cuir et de jean. Effectivement, il ne lui manque qu'une épée pour sortir tout droit d'un livre pour enfant et partir à la chasse aux dragons.

— S'ils t'attaquent, je te protégerai ne t'en fais pas.

— Je n'en doute pas. J'ai toujours rêvé de rencontrer une princesse courageuse.

Je ris :

— Je n'ai rien d'une princesse, je préfère être un gnome de la forêt.

— Je te comprends, on dit qu'ils savent faire la fête comme personne.

— Tu es du genre fêtard ?

— Ah ce qu'on dit, oui...

Il sourit en coin et je vois apparaître sa fossette. Le regarder à quelque chose de fascinant et lui parler est facile. Etrangement, je trouve qu'il est très apaisant d'être près de lui. Quel genre de garçon est-il ? Il ressemble si peu à son frère aîné question personnalité, que j'en suis un peu déstabilisée. Je n'ai pas de point de repère, pourtant cela ne me gêne pas tant que cela.

« Je peux te poser une question, demande-t-il en prenant deux bouteilles d'eau sur la table.

Je décline de la main celle bouteille qu'il me tend et lui donne mon accord d'un mouvement du menton pour poser sa question.

— Tu as dit que tu vivais ici, je peux te demander pourquoi ?

— C'est une longue histoire et pas spécialement marrante, je soupire. Disons que M. Duval veille sur moi le temps que je trouve un moyen de m'en sortir par mes propres moyens.

— Je vois, Rob fronce les sourcils et détourne le regard.

Il a l'air contrarié.

« C'est provisoire, je me rattrape. Je...

— Je ne te juge pas Stella, mais fais attention. Matthias est une personne assez spéciale, avec lui rien n'est jamais clair et...

— Et tu n'as pas à le juger non plus ! je le coupe. Je sais très bien quel genre de personne est M. Duval, il a toute ma confiance. Je lui dois d'avoir un minimum d'équilibre dans cette vie, alors ne le critique pas. »

Nous nous dévisageons sans un mot. Rob s'apprête à me répondre mais je n'ai plus envie de continuer cette conversation et je quitte aussitôt la pièce.

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