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64. Dansons (Jay)

Justement en parlant du loup, voilà que le fameux prof avance vers nous à pas rapide. Il se précipite vers Stella, m'ignorant complètement au passage.

« On m'a prévenu que tu étais tombée dans la piscine, s'exclame-t-il. Est-ce que tout va bien ? »

Je fronce le nez, c'est quoi cette attitude protectrice ? Stella s'étonne qu'il soit déjà au courant, j'écoute d'une oreille attentive sa réponse et je comprends qu'il a aménagé tout le parc avec des caméras dans les arbres et même quelques drones. C'est pour son projet de défilé en soirée. Le seul endroit non truffé de caméras reste le bois adjacent, j'en prends bonne note sans rien laisser paraître. Les ingénieurs vérifiant les installations ont aperçu une jeune fille tomber du premier étage du château, pas difficile de faire le lien avec l'emplacement de la chambre de Stella.

« Mais tout va bien, elle le rassure. Regardez, Roxanne m'a confectionné cette tenue ! » et elle tourne sur elle-même en souriant. Matthias expire de soulagement en remontant ses lunettes.

— Tu es vraiment très jolie. Enfin, si je peux me permettre, ajoute-t-il aussitôt.

Je plisse les yeux à ce compliment, Matthias m'aperçoit enfin.

— Ravi que tu aies pu te joindre à nous, Jay, me dit-il plus formellement. Je te remercie d'avoir aidé Stella, elle est sous ma responsabilité et...

— Ben faudra lui donner une chambre plus sécurisée la prochaine fois. Et puis, pas besoin de tes remerciements, je ne l'ai pas fait pour toi.

Stella me dévisage quand elle entend mon ton sec.

— De toute façon, je ne l'ai pas vraiment sauvée, j'ajoute, disons que côté sauvetage, elle s'y connait mieux que moi.

Un sourire éclaire son visage, elle sera toujours ma sirène.

— As-tu une cavalière ? demande-t-il.

Peut-être s'attend-il à ce que je sois venu accompagné mais c'est mal connaître mes envies de solitude. Je fais un pas en avant et me poste à côté de Stella.

— Maintenant, oui ! dis-je. D'ailleurs nous allions danser, tu permets ?

Matthias s'efface et nous laisse passer, Stella lui fait un signe de la main pour indiquer que tout va bien.

En traversant les jardins, je repère quelques projecteurs très high-techs dissimulés dans les arbres et les compositions florales posées sur la pelouse. Les invités commencent à arriver et quelques ingénieurs et techniciens se mêlent à la foule. Rob est prêt du buffet, à discuter avec une jolie blonde. Je lui envoie un texto pour le prévenir que tout le parc est sous surveillance en dehors du bois privé, on ne sait jamais comment Matthias a l'intention de se servir de ces images, je me méfie.

On me tire par la manche et je range mon téléphone.

— On va vraiment danser ? me demande Stella, un peu paniquée.

— Je suis bon danseur, ne t'inquiète pas !

Roxanne m'a donné un cours ou deux, histoire que je sache m'en sortir. Je ne pensais pas m'en servir un jour, d'habitude je squatte le buffet ou un coin tranquille.

— Mais... je ne sais pas danser, panique-t-elle. J'ai deux pieds gauches.

Mes yeux tombent sur ses chaussures, elles sont plates et nouées par un épais ruban de satin sur la cheville, comme des ballerines. Je hoche la tête, on va commencer par les bases puisqu'elle n'est pas en talon, elle n'aura pas de difficultés à me suivre. Je lui tends une main et m'incline :

— Puis-je inviter une sirène à danser ?

Elle hésite, puis timidement sa petite main se glisse dans la mienne et je frissonne sans aucune raison à ce contact si léger. Aussitôt, nous nous dirigeons vers la piste de danse, montée sous une tente à proximité. Comme il n'y a pas trop de monde, nous pourrons faire un essai sans soucis. Nous nous plaçons au centre de la piste et je lui explique que je vais compter les pas. Au début, son visage baissé ne regarde que nos pieds et elle compte à voix haute. Lorsque je lui conseille de me regarder droit dans les yeux, elle est si petite qu'elle doit reculer un peu et nous perdons légèrement l'équilibre. Finalement, porter des talons aurait eu des avantages. Je ne m'avoue pas vaincu et la fais tourner sur elle-même. Nous sommes à contre-temps, parfois les danseurs de plus en plus nombreux s'écartent de nous pour nous éviter en râlant, alors j'accélère pour corser le tout et Stella rit de ses maladresses et je souris comme un imbécile de la voir si heureuse, même quand elle me marche sur les pieds. On fait n'importe quoi, cela n'a aucune importance. Nous tournons à ne plus savoir où est la droite et la gauche, si c'est moi qui mène la danse ou qui me fait mener par le bout du nez. On s'en moque. Nous sommes jeunes et insouciants, amis et joyeux. Tout le reste n'a aucune importance.

Je crois que, dans le tournis des visages, j'aperçois Rob et Blanche, mais cela ne m'atteint pas. Ici, en cet instant précis, je m'amuse tellement. La musique que j'entends dans mon esprit n'a rien à voir avec celle qui résonne dans les jardins, rien à voir avec les temps saccadés de notre danse inventée.

Lorsque, essoufflée, Stella me demande une courte pause, je l'accepte à regret. Nous quittons alors les lieux pour nous servir à boire sur le plateau d'un des serveurs qui passe entre les invités. Stella a les joues rouges, elle est si belle. Alors nous nous éloignons, nos verres à la main et nos cœurs en bandoulière.

La façade du château est magnifique, de grandes portes fenêtres sont ouvertes sur le côté et nous pénétrons dans une bibliothèque immense. Le son des instruments se fait plus discret, la pénombre des lieux est rafraichissante, le soleil dans notre dos rougeoie, avant de disparaître.

Nous reprenons notre souffle en contemplant les ouvrages qui s'étalent sous nos yeux. Stella grimpe sur une petite échelle accrochée au rayonnage. Elle sort un livre d'une étagère et le feuillète en équilibre sur cet escabeau en bois. Je me rapproche pour lire par-dessus son épaule en toute discrétion. Sur cette marche, elle est presque aussi grande que moi. Sa nuque est dégagée, elle n'a pas beaucoup de taches de rousseur dans le cou, je les détaille sans m'en rendre compte et mon souffle, je le crains, caresse sa peau. Soudain elle se retourne et, surprise de me voir si près, en perd l'équilibre.