En ce moment, plus encore que précédemment, mes journées se passaient en musique. Dès mon lever, j'écoutais les complaintes de la pauvre Marguerite à son rouet, les susurrements du Roi des Aulnes charmant le pauvre enfant sur son cheval au galop, ou les peines de cet homme voyageant avec désespoir dans un hiver rude. Je fermais les yeux, et j'imaginais les scènes se dérouler sous mes yeux ; parfois je m'identifiais aux personnages et je chantais, parfois je restais spectatrice et j'écoutais.
Et puis, il m'arrivait de moi-même forger des histoires, que je retranscrivais sur des portées ; je convertissais les évènements en sentiments, et je les exprimais dans une gamme. Ou bien, je prenais les histoires, les poèmes des autres, et je les mettais en musique. Je n'écrivais que rarement mes paroles, et quand je le faisais je n'étais pas fière de moi. J'empruntais donc leurs vers à Baudelaire, Lamartine, Hugo, Rimbaud, Apollinaire, Musset, et tous ceux dont les poèmes faisaient résonner mon inspiration, et j'obtenais souvent des résultats qui me satisfaisaient.
Avant, je composais la harpe sur l'épaule, en improvisant des mélodies que je transcrivais ensuite sur papier. Mais je n'avais pas pu la prendre avec moi, et j'étais à présent contrainte de ne faire travailler que mon imagination. C'était un exercice plus difficile, mais je m'en sortais.
J'avais décidé que ce mois-ci je devais finir tous mes morceaux inachevés. Que pendant les semaines à venir j'allais travailler, s'il le fallait nuit et jour, pour mettre un point final à tout ce que j'avais commencé par le passé. Plus que jamais, je me sentais oppressée par le temps. J'avais raté plusieurs semaines de cours, et j'avais complètement décroché du point de vue scolaire. Je m'étais vite convaincue intérieurement que de toute façon ça ne servirait à rien de continuer, et je ne m'en étais plus préoccupée par la suite.
Contrairement à ce que je laissais sûrement paraître, mon moral était en ce moment très affecté, et derrière le sourire que je voulais que tout le monde voie se cachait un état douloureux, désespéré. Je voulais paraître heureuse devant mon entourage, et c'est probablement ce qui me coûtait le plus d'énergie.
Je devais mes efforts notamment à Lise, qui ne faisait que me mettre en avant, et essayait comme elle le pouvait à chaque fois que je la voyais de me faire plaisir. Elle y parvenait toujours. Elle réussissait à me faire passer des larmes au fou rire en l'espace de quelques mots, et cela avait toujours été ainsi.
Je connaissais Lise depuis que j'avais sept ans. Je l'avais rencontrée, le jour d'une fête de la musique, l'année où je commençais la harpe – et elle, le piano. Elle était venue me voir car elle aimait mon instrument, je lui avais donc expliqué comment on en jouait. Elle avait beaucoup aimé. Elle avait plus tard déménagé, nous nous étions retrouvées dans la même école, et elle avait progressivement acquis dans mon cœur une place de meilleure amie. C'est particulièrement à mon entrée au collège, alors que mes anciennes amies commençaient changer d'une manière qui ne me plaisait pas forcément, que nous nous étions énormément rapprochées.
Toujours, elle m'avait encouragée. Nous étions assez complémentaires dans nos caractères, mais nous ne nous disputions que rarement. Parfois cependant son obstination prenait le dessus sur ce que je lui demandais, et je me sentais un peu trahie lorsqu'elle faisait les choses que je lui avais demandé de ne pas faire. Mais Lise était comme ça, et je ne pouvais pas lui en vouloir car elle avait tant d'autres bons côtés.
« J'aimerais que tu ne me présentes plus personne désormais. » Telle était la requête que j'avais formulée, devant elle, un peu moins d'un mois plus tôt. Mais ma meilleure amie, sociale, extravertie, attirante et sympathique (et une sacrée entremetteuse aussi, j'en avais d'ailleurs maintes fois subi les conséquences), n'avait pas tenu longtemps : elle avait déjà ramené mon nouvel interprète, Elio, alors qu'elle me rendait visite un samedi. Je ne voulais plus rencontrer de gens. Et elle le savait pertinemment. Mais elle savait aussi qu'entendre mes morceaux joués devant moi me ferait plaisir, et elle a brisé une promesse pour ce faire. En soi, je ne lui en voulais que peu.
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Le Chant du Cygne
Short Story"L'avenir. L'avenir, c'est ce pour quoi l'enfant semble devoir vivre. Ce qu'il commence n'est commencé que pour être perfectionné dans le futur ; les études, l'acquisition de culture, les activités diverses en dehors de l'espace scolaire, tout n'ex...