Chapitre quatre

11 3 0
                                    

Mes yeux n'avaient pas quitté la fenêtre ouverte depuis mon réveil, vers huit heures. Il devait être dans les alentours de midi, et je n'avais pas bougé d'un iota. Il faisait frais, mais comme j'avais ma couverture les épaules, je ne m'en rendais pas compte. J'avais la partition d'une de mes sonatines pour harpe inachevées sur les genoux, et je complétais les portées, munie d'un crayon et d'une gomme, de mes trois diapasons (un en la, un en do et un en ré) et enfin d'une petite règle qui me servait à faire des queues de notes droites. Je suis assez maniaque sur ce point.

Regarder la nature d'automne, sombre et figée, m'inspirait. J'aimais symboliser par des notes les feuilles tombant avec légèreté sur le sol roux, le vent soufflant sereinement, les arbres frémissant au contact de ce dernier, et la mer lointaine chantant en permanence dans un calme fascinant.

Reprise du thème... développement final... cadence parfaite... accord final !

Je posai ma partition fraîchement terminée sur la petite table de nuit de ma chambre, et me levai pour aller ramasser mon pauvre Siegfried que j'avais malencontreusement jeté par terre quelques minutes auparavant. Mais comme j'étais à ce moment-là complètement absorbée par ce que je faisais, je n'avais pas pris la peine plus tôt de le remettre sur le lit, et son pauvre visage était écrasé contre le parquet glacial. Je serrai mon petit ours polaire dans mes bras, et me rallongeai dans mon lit.

Je n'avais pu ramener que très peu de choses lorsque j'avais emménagé dans cette chambre d'hôpital, mais ce n'est pas pour autant que j'aurais été capable de laisser seul le blanc Siegfried, mon ours en peluche, qui m'accompagnait depuis tellement longtemps que je ne me souvenais même plus du jour où je l'avais eu.

Il avait reçu ce mélodieux prénom le lendemain du jour où ma mère m'avait montré en DVD Le Lac des Cygnes. Au début je ne savais pas prononcer son nom correctement, donc je l'appelais Sisi ou Frifri. Depuis, les surnoms sont restés, et je me surprends même par moments à appeler le héros germanique de la même manière.

Quelques minutes plus tard, alors que j'avais ressorti mon livre et que je lisais un conte d'Andersen, quelqu'un frappa à la porte. Je sursautai, surprise, ne m'attendant aucunement à de la visite à cette heure de la journée, un mercredi matin, alors que Lise et Elio avaient supposément cours. Je posai mes lunettes, me levai et allai ouvrir la porte.

Je souris en voyant mon aîné, Aurélien, accompagné de mon cadet et ma belle-mère, Marie. Je les fis entrer, puis asseoir sur les chaises qui peuplaient le coin ouest de la pièce. Ils était les premières personnes autres que mes deux amis à me rendre visite depuis mon arrivée.

- Woah, ça caille ici ! fit mon grand frère dès qu'il pénétra dans la pièce. Mais laisse pas cette fenêtre ouverte, t'es malade ou quoi ?

- Oui, je suis malade, mais évitons d'en parler.

Il ferma la fenêtre, et posa sur moi un regard lourd et accablé. Il n'aimait généralement pas mon humour noir. En réalité, personne ne l'aimait ; et j'étais la seule à rire avec mes propres sarcasme et auto-dérision.

- Sinon, comment vas-tu ?

- Je vis ma meilleure vie, toute seule, broyant du noir à longueur de journée, enfermée dans une chambre de cinq mètres carrés sans avoir le droit de sortir, sauf une fois par jour dans le « jardin » de l'hôpital, si encore on peut donner ce nom à ce mini placard extérieur. Et je n'y vais jamais parce qu'il y a trop de gens. A part ça tout va bien.

Personne ne répondit d'autre chose que d'un soupir. Je crois qu'ils n'aimaient pas mon ironie non plus.

Mon petit frère se leva des genoux de Marie pour aller se poser à côté de moi, un petit carnet de dessins dans entre les mains. Il l'ouvrit, et parvinrent à mes yeux de jolies silhouettes anthropomorphes et colorées laissant paraître des coups de crayon de couleurs assez maladroits, et dotées de proportions peu réalistes. Mais je ne me préoccupai pas de ces critères non encourageants et je lui affirmai qu'il avait beaucoup progressé – ce qui était le cas. C'est le meilleur moyen de faire des compliments au dessin d'un enfant sans être obligé de lui dire que c'est très joli (ce qui serait bien sûr mentir). Ne complimentez jamais l'esthétique de ce que vous ne trouvez pas beau, mais toujours l'intention qu'il y a derrière, ou la progression, ou juste l'idée. Si les enfants dessinent rarement prodigieusement bien, il ont pour la plupart une grande imagination qu'ils laissent apparaître dans leurs œuvres. Soulignez toujours cette imagination avant n'importe quelle autre qualité du dessin, et bien évidemment avant de sortir les gros mensonges qui font souvent mal au cœur. Regardez leurs dessins comme vous regardez une œuvre abstraite : analysez le sens des différents traits, l'éventuelle symbolique qu'ils pourraient avoir. Ainsi, vous pourrez avoir de la considération pour ces dessins sans les apprécier. Mais bien entendu, si vous n'avez pas le temps de rentrer dans l'analyse complexe de l'œuvre de vos enfants, contentez-vous d'une phrase dans laquelle vous citez au moins une de ses qualités. Les adjectifs qui sont bien accueillis en général sont : original – (très) coloré – surréel – intéressant – joliment abstrait (ils ne savent en général pas ce que cela veut dire, donc ne retiendront que l'adverbe). Si l'envie vous prend de les complimenter artistiquement, vous pourriez aussi qualifier leur style de chagallien, et je parie qu'ils apprécieront le compliment. S'ils ne savent pas à qui cet adjectif fait référence, dites-leur que c'est un peintre très célèbre, cela suffira à faire naître la fierté nécessaire à l'envie de progresser dans leur art.

Le Chant du CygneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant