Chapitre 42 - Ils vécurent heureux et eurent...

19 2 0
                                    


Le retour au village se déroula sans anicroche. Son père, visiblement préoccupé, ne lui avait, cette fois-ci, pas proposé de conduire la navette. Esh s'était donc contenté d'admirer le paysage aride de Kerah, visible aux rares moments où il n'y avait pas trop de nuages de glace lui barrant la vue.

Une dizaine d'heures plus tard, ils atterrirent enfin. Cela faisait déjà un moment que le jour avait laissé place à la nuit dans son village, paraissant décidément bien paisible en comparaison de la capitale. Capitale ayant été le théâtre de ses nombreuses premières fois...

La première fois qu'il avait piloté une navette aérienne.

La première fois qu'il avait vu une autre zone habitée que la sienne.

La première fois qu'il avait rencontré un Aher.

La première fois qu'il avait été aussi longtemps en dehors du village.

Mais pour l'instant, la seule première fois qu'il avait à l'esprit, c'était la première fois qu'il avait été aussi longtemps éloigné de Rishona. La distance lui avait permis de réaliser une chose essentielle : ils avaient beau se disputer régulièrement, il l'aimait. Et sa présence lui était essentielle.

À cette seule pensée, il ne se sentit plus capable d'attendre les quelques heures restantes avant le lever du jour. Mettant toute prudence de côté, il partit donc la voir.

Avec la nuit comme alliée, il avança avec Shelly jusqu'à la maison de l'Aspirante. Plutôt isolée du centre du village, et avec comme seuls voisins, des champs de vigne, la bâtisse était construite dans le style classique d'Eden : en pierre, et envahie de plantes rampantes.

Sans se faire repérer, il se plaça devant la façade où se trouvait la chambre de Rishona, située au deuxième étage, puis lança délicatement une pierre sur sa fenêtre. Avec effroi, il réalisa très vite à quel point c'était stupide : la lignée de Rishona possédait un talent conséquent, faisant que la moitié des membres de sa famille étaient des experts, pouvant aisément entendre une brindille s'écraser contre le sol. Alors une pierre...

̶ Formation de défense ! ordonna une voix grave, assez forte pour réveiller tout un quartier.

Esh eut aussitôt un frisson. La voix appartenait sans aucun doute au père de Rishona, cet homme burlesque ne quittant jamais ses habits militaires, qu'il prenait bien soin d'éviter depuis le début de sa relation secrète avec Rishona.

Momentanément hébété, il eut tout de même le réflexe de se dissimuler dans l'un des buissons proches, juste avant que neuf personnes fassent leur apparition. Encore en pyjama, toutes se tenaient en une formation serrée de trois rangées de trois, si droites que la milice militaire aurait rougi de honte en les voyant.

Esh reconnut immédiatement sept des frères de Rishona, ainsi que son père. Les parents de Rishona avaient, de toute évidence, pris à cœur les dires de l'Équilibre sur la bénédiction qu'était une famille nombreuse. Rishona incluse, ils constituaient une fratrie de douze. Sauf que Rishona n'était pas seulement la cadette, mais également la seule fille de la famille. Cela se ressentait sur bien des points, dont sa place dans la formation : au milieu de sa ligne, dans le rang central, la place la plus sûre.

̶ Père, nous faire sortir du lit pour le moindre bruit est disproportionné ! se plaignit Sharif, le frère aîné.

̶ Silence ! Le danger peut venir de n'importe où et à n'importe quel moment. Quand je faisais partie de l'armée de l'Équilibre, les tribus sauvages prenaient avantage du moindre relâchement de notre part pour amoindrir nos rangs. Souvenez-vous, la vigilance est la meilleure des défenses ! Que chacun se sépare pour former un périmètre, afin de trouver ce qui a provoqué ce bruit. Dans le cas où vous en découvrez la source, ne jouez pas aux héros et attendez les renforts pour l'attaquer en groupe ! Allez-y !

Avec une synchronisation parfaite, attestant de trop nombreuses nuits gâchées par paranoïa de leur père, Rishona et ses frères se dispersèrent chacun de leur côté.

En voyant cela, Esh avait beau essayer de trouver de bons côtés à sa situation, il avait du mal à les identifier. Au moins, les voisins n'étaient pas venus voir ce qui se passait, sûrement trop habitués aux éclats de l'ancien colonel.

Il espérait que sa malchance s'arrêterait là. Mais apparemment, l'Équilibre en avait décidé autrement. Et ce fut le plus jeune des grands frères de Rishona, actuellement en troisième année du collège, qui venait dans sa direction ! Il fit tout pour dissimuler sa présence, et s'apprêtait à indiquer à Shelly d'en faire de même, avant de se rendre compte qu'elle n'était plus à ses côtés.

Mais alors qu'il s'apprêtait déjà à se couvrir de ridicule, commençant à paniquer en s'imaginant devoir s'expliquer devant la famille de Rishona pratiquement réunie au complet, il entendit la seule voix qui occupait ses pensées depuis plus d'une semaine :

̶ Gilad, échange de périmètre avec moi s'il te plaît, je ne trouve plus un objet important, et je pense l'avoir égaré par ici. J'aimerais profiter de l'occasion pour le retrouver, demanda Rishona à son frère, de la voix la plus enfantine et charmante dont elle était capable tout en fixant le sol, d'un ton, à des années-lumière de celui qu'elle prenait avec Esh et le reste de sa promotion.

̶ Bien sûr, sœurette ! répondit Gilad sans y accorder d'importance, de toute évidence trop fatigué pour réfléchir.

Dissimulé dans une position ne lui permettant pas de distinguer exactement ce qui se passait, Esh entendit des pas s'éloigner et d'autres se rapprocher, avant de ressentir un pincement sec au bras.

̶ Qu'est-ce que tu fais là ? chuchota Rishona d'un ton accusateur.

̶ Aïe ! Je ne pouvais pas attendre demain pour te revoir ! s'excusa Esh, avec un sourire niais, et désolé à la fois.

̶ Tu as de la chance que Shelly soit venue me chercher. Elle est clairement plus habile pour se dissimuler que toi. Un instant de plus, et Gilad t'aurait retrouvé. S'il t'avait rapporté à père, je n'aurais pas donné cher de ta peau.

Shelly fit son apparition, avec une carcasse d'écureuil mort dans sa gueule, et Esh ne put s'empêcher de se demander si l'animal n'était pas plus intelligent que le maître.

Mais tous ses efforts ne furent pas totalement vains. Des lèvres vinrent se poser sur les siennes et leurs langues s'entremêlèrent.

̶ J'apprécie tout de même l'intention, lui susurra Rishona à l'oreille, avant de se saisir de l'écureuil apporté par Shelly.

̶ J'ai trouvé le coupable ! cria-t-elle, une fois assez éloignée des deux.

Esh partit donc se coucher discrètement, tout en caressant répétitivement ses lèvres.

Elle me manquait...

Avant de se coucher, il se fit la réflexion que sa vie n'était pas si mal que ça : il possédait une sœur le chérissant, un père faisant attention à lui, un familier et un ami fidèle, ainsi qu'une personne qu'il aimait, et qui lui rendait cet amour en retour.

Au final, ma vie de Cultivateur est une vie heureuse et...

« DONG, DONG, DONG »

La sonnette d'alarme de la ville retentit lourdement, jusqu'à résonner dans sa tête au point de prendre toute la place dans ses pensées.

Envahi d'un pressentiment de mauvais augure, ses poings se serrèrent. Un nouveau désastre s'abattait sur le village. Un désastre d'une plus grande ampleur que tout ce à quoi il avait dû faire face jusqu'à ce jour... 




Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.
Les Pions de l'ÉquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant