Les Pions de l'Équilibre

Chapitre 15.5 - Evelle

Une heure plus tard, ils étaient parvenus à intégrer le groupe de Yafa sans encombre, bien que celle-ci leur avait clairement fait comprendre que c'était une énorme faveur de sa part.

Evelle savait, qu'un mois plus tôt, la danseuse cérémoniale n'aurait jamais exagéré l'effort qu'elle devait fournir pour les aider, ni elle, ni la plupart du reste de la promotion d'ailleurs. Mais c'était l'une des nombreuses choses qui avaient changé au cours de cette année. Depuis que les ressources avaient commencé à être distribuées au mérite, les services et les dettes étaient devenus une monnaie à part entière. Les relations d'amitié, et même de romance, s'étaient transformées en relations de créditeurs crédités.

Son groupe initial protégeait désormais le flanc gauche du nouveau groupe, constitué de quatorze adolescents, aux regards bien trop sérieux pour leurs âges. Des dizaines de créatures carbonisées, gelées, étranglées, embrochées, et écrasées plus tard, le groupe aperçut deux aigles voyageurs, volant dans leur direction à une telle vitesse qu'ils ne constituaient, aux yeux du groupe, qu'une image floue.

Au moment où ils arrivèrent au-dessus du groupe, ils lâchèrent deux parchemins roulés, et continuèrent leur route. L'un tomba dans les mains d'Evelle et l'autre dans celles de Yafa. Les deux comportaient le même message, écrit hâtivement à l'encre noire :

« Frontière Est sur le point d'être franchie par une horde de créatures, votre équipe y est requise en renfort immédiat. Votre priorité est d'empêcher les créatures de passer, pas de sauver les autres équipes ».

Les deux jeunes filles ne purent dissimuler leur choc, la frontière Est était bien moins gardée que celle du Nord. Après tout, les grottes conquises par les bandits étaient au nord du village, et les créatures s'y déversaient sans stratégie, n'essayant même pas de contourner les patrouilles. La plupart d'entre elles avaient sombré dans la folie, suite à la perte de leurs territoires et membres de tribu. Elles cherchaient davantage à se venger des humains qu'à trouver un nouvel habitat.

Il n'y qu'une seule raison pour qu'un groupe de créatures soit assez organisé pour mettre au point une stratégie de contournement, se dit Evelle, sans pouvoir réprimer un frisson à cette pensée.

Aussitôt, les deux équipes se mirent en route. Les aigles voyageurs étaient des oiseaux spirituels capables de dépasser les 600 km/h. La situation devait donc être récente. Ils avaient été assignés à la frontière Nord-Est ; trente minutes leur suffiraient pour arriver à la frontière Est. Evelle était donc confiante qu'ils arriveraient à temps s'ils mettaient de côté certaines précautions.

Cependant, Yafa paraissait particulièrement nerveuse, et avançait si vite qu'Evelle et le reste du groupe n'arrivaient pas à tenir la cadence qu'elles s'étaient imposées.

̶   Yafa, ralentis ! Nous ne pouvons pas nous permettre d'être séparées où d'arriver essoufflées ! cria Evelle, perplexe devant l'anxiété visible de sa camarade de classe.

Yafa s'arrêta un moment, avant de se tourner vers le reste du groupe, qui la vit pour la première fois sous un tout autre jour que l'adolescente, certes souvent colérique et obstinée, mais toujours brave et sûre d'elle, qui détonnait fortement avec la personne qui se trouvait actuellement en face d'eux, avec les yeux rouges, et qui ne parvenait même plus à retenir ses tremblements.

̶  Mon père est assigné à la frontière Est. Si l'on ne se dépêche pas...

Elle ne parvint pas finir sa phrase, redoutant que le dire à voix haute transformerait sa pensée en réalité.

Evelle la fixa un moment. Son premier réflexe était de lui répondre qu'ils avaient une mission à accomplir, et qu'elle devait mettre de côté ses sentiments et ses relations personnelles, avant de se rappeler que la Evelle d'il y a seulement un mois, n'aurait jamais pensé dire une chose pareille. Était-ce vraiment la personne qu'elle était devenue ? Était-ce le prix à payer pour avancer sur le Chemin ? Était-elle prête à payer un tel prix ?