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La journée de travail après l'escapade est éprouvante. Selim a confondu plusieurs commandes, presque provoqué des accidents lors des services et n'a fait que somnoler à la caisse l'après-midi. De quoi alerter Mona, qui lui demande en passant :

— Soirée arrosée ?

— On peut dire ça comme ça.

Ils se contentent de sourire, comme si la fatigue pouvait s'étendre rien que dans ces quelques paroles échangées.

À une énième pause clope que Selim a décliné, le brun fixe son écran de portable, dans l'attente d'une réponse de sa mère. Elle lui explique alors que sa famille est déjà allée voir son père cet après-midi, sans lui, sous l'impulsion de Soan.

Il soupire. Que faire ? Ils sont toujours en général deux pour aller à l'hôpital. Aujourd'hui, ce sera Selim tout seul. La réalité est encore plus froide et implacable, de retour de la mer. D'un coup, il réalise à quel point ces dernières vingt-quatre heures n'ont été qu'une parenthèse dans sa vie, une respiration, ou plus simplement « le calme avant la tempête ».

*


— C'est moi, informe Selim en entrant.

Son père est installé dans son lit d'hôpital, en train de regarder un match de foot sur l'iPad que lui a ramené Soan. Il ne daigne même pas lui lâcher un regard, plus préoccupé par ce qui se passe sur le terrain.

— Comment tu te sens ? demande le fils intimidé par le silence pesant.

Les visites, en général, se passent bien. Selim accompagne sa mère ou sa sœur, les regarde prendre soin du malade. Dans leur famille, les rôles genrés n'ont pas disparu, et la figure du patriarche est toujours aussi prégnante.

— Pas mieux qu'hier, grommelle son père.

Selim se rapproche, s'assoit sur le tabouret proche du lit. Il regarde le match un moment, sans trouver de mots pour combler le vide. Après toutes ces années, il s'est habitué à voir son père dans une chambre d'hôpital, presque allongé, toujours occupé à se divertir ou dormir.

— Et toi ta journée au travail ?

— Très bien, ment-il.

— Tu comptes aider ton frère avec ton argent finalement ?

— Oui 'pa.

Le père lui sourit tout en faisant une légère tape au dos, signe de fierté. Il ne l'a pas déçu, pour une fois. Depuis l'épisode du potager, Selim sent que son père n'est pas dupe, qu'il remarque ses efforts et tout le mal qu'il a à ne pas sentir éloigné de sa propre famille.

— Et la chimio, ton opération ? Le chirurgien en a parlé ?

— Oui, toujours la même merde, mais j'ai pas écouté cette fois. Demande à ta mère.

Selim se tait, mal à l'aise. Comment peut-il être aussi nonchalant ? Certes, ce n'est pas Selim qui vit la maladie, mais ses mots lui font l'effet d'une claque. Est-ce que son père croit encore à sa propre survie ?

— Ne fais pas cette tête, commente sévèrement son père.

— Tu veux que je fasse quoi ? Que je sourie, sérieusement ?

Selim a haussé le ton et la face du père vire au rouge. Il éteint brutalement son iPad, comme prêt à le jeter au mur. Mais il n'en a pas la force.

— Non, mais un homme, un vrai, il n'a pas l'air si abattu.

Mais comment ne pas l'être ? Quand on a un esprit rationnel, qu'on décortique toutes les possibilités, évalue les chances de survie d'un cancer généralisé, c'est si difficile de s'accrocher. Puis Selim voit bien que l'état de son père se détériore, il tousse encore, se couche plus tôt, perd l'appétit. Il n'a l'air d'avoir envie de rien faire à part regarder ses matchs de foot. Selim est terrifié par ce qui vit son père. Le pire, c'est de réaliser que le souffrant n'y croit pas non plus.

— Tu es ridicule Selim.

— J'ai pas le droit d'avoir peur ?

— Non. Pas en face de moi, lâche finalement le père d'un ton exécrable.

Selim se relève alors pour partir, le cœur en miettes, la peur au ventre, la toux du père dans les oreilles.

Le vœu de la veille ne s'est pas réalisé. Va-t-il l'être au fond ?

Sur le trajet du retour, il rumine ces paroles qui le rongent et le désespèrent.

MinceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant